Bien sûr, la prise de responsabilité est partout. Il n'y aurait pas de jeu d'acteurs sans
un plateau, un casting, une production, des sponsors, des réalisateurs, des
attachés de presse et des imprésarios, des critiques, un public, le tout étant
cadré dans une politique publique en débat. Il en va de même dans la recherche
contemporaine, car il y faut évidemment un système adapté et cohérent pour
faire fonctionner tous ces chercheurs. En même temps, prenons garde de n'être
point obnubilés par le système, tous les systèmes. Ne sont-ils pas eux-mêmes
contingents et transitoires?
Ici, nous essayons de nous laisser toucher simplement par
l'élan personnel qui fait de l'individu un chercheur en puissance. L'objet de
notre Table Ronde n'est autre que de s'ouvrir à la conscience du chercheur. Sa
carrière, son statut, ses conflits d'intérêts, nous en sommes bien conscients:
ils existent et ils pèsent. Mais n'entrent pas dans notre propos. Voici où nous
en sommes: quelles fibres à l'intime de l'humain est-il possible de faire
vibrer, pour voir apparaître des individus ouverts et créatifs ... et qui le
deviennent parfois au point de ne plus se suffire d'un système trop pesant (hélas,
c'est alors la fuite des cerveaux, ou celle des artistes)?
Pour nous questionner sur l'élan du chercheur ou de
l'artiste, il nous est loisible de prêter attention aux témoignages vécus de
ceux et celles qui s'y sont effectivement engagé et qui nous rejoignent ici, ou
bien de nous retourner simplement sur nous-mêmes, en qui sommeillent forcément de
telles potentialités. Notre Table Ronde, pour la commodité, propose une feuille
de route (article du 24/01/2017), mais il est possible d'être interpellés de multiples
manières en réveillant telle ou telle ressource intérieure, tel ou tel penchant
plus ou moins inconscient. Voici, ci-dessous, une poignée de traits
caractéristiques, qui pourraient nous rappeler à notre identité de chercheurs (qui
peut être s'ignorent). Comme par jeu, demandons-nous:
Suis-je le marginal
de quelqu'un? La marginalité est le lieu de toutes les expérimentations. Les
états naissants se saisissent d'éléments libérés d'un système, pour les
intégrer dans de nouvelles combinaisons. La marginalité est le lieu de toutes
les expérimentations. Le "marginal" est souvent un hybride social aux
multiples appartenances, qui nie le cloisonnement des rôles sociaux et s'en
trouve renforcé. Selon le sociologue Yves Barel (La marginalité sociale,
Grenoble, PUG, 1979), la déviance a été à l'origine de toutes les innovations
qui ont compté dans l'histoire de l'humanité. De multiples inventions et
progrès seraient nés de la marginalité scientifique, artistique, religieuse,
sociale, politique et économique. Tout courant innovateur a commencé par être
marginal et minoritaire.
Suis-je suffisamment indiscipliné
pour être pluridisciplinaire? François Taddei. directeur du Centre de
Recherches Interdisciplinaires (CRI) lié aux Universités Paris-Descartes et
Paris-Diderot, s'est fait le champion de cette approche à la fois exigeante et
stimulante. Il forme des étudiants avec la contrainte de devoir travailler dans
des laboratoires qui ne sont pas ceux de leur formation d'origine. Dans un rapport sur l’éducation remis à l’OCDE, François Taddei indique
qu'au xxie siècle tout le monde doit avoir
appris à apprendre, à coopérer, à accéder à tous les savoirs disponibles,
notamment par les nouvelles technologies. Il propose que les systèmes éducatifs s’inspirent de la « culture du
questionnement ». Dépasser inlassablement toutes les représentations du
réel qui nous viennent d'une culture binaire.
Suis-je le complice
de ma vulnérabilité? Parce que cette vulnérabilité assimilée devient le
creuset de possibles rebonds, et le garant de toute valorisation de ce qu'il
peut y avoir d'unique en chaque être singulier. C'est le credo de Charles
Gardou (Pascal, Frida Kahlo et les autres, Erès, 2014). Dans son essai, il nous convainc de la force de la
vulnérabilité dans tout processus de création. Robert Schumann, Frida Kahlo,
Rousseau, Pascal, Dostoïevsky, Joël Bousquet, Helen Keller, Démosthène: leur
vulnérabilité s'élargit à tous, comme pour insuffler la force de la dépasser.
Suis-je resté jeune
... relativement? Yves Rocard assène malicieusement quelles sont les étapes
déterminantes de la vie du chercheur: un âge pour apprendre, un âge pour créer,
un âge pour empêcher les autres de créer. Comme dans toute caricature, il
convient de distinguer la perle de vérité de sa coquille grotesque. Or, il en
va de la création comme de la vie. Elle prolifère avant de se replier sur
l'essentiel. Il y a un optimum dans tout processus de développement, qu'il faut
accueillir plutôt que de le renier.
Suis-je faillible ...
en toute conscience? L'Ecole Normale Supérieure de la Rue d'Ulm organisait
en 2009 le Festival "Détrompez-vous" pour célébrer l'erreur
scientifique, celle qui ouvre une voie en en fermant une autre. L'erreur fait
partie du cycle de la recherche. Etienne Klein s'y réfère comme "d'un
combustible de la recherche". Il faut en faire, des erreurs, mais aussi
les voir, et vouloir les intégrer au raisonnement. On écrit des livres avec les
erreurs célèbres de Louis Pasteur, mais c'est justement pourquoi on peut dire
aujourd'hui qu'il y a eu un avant et un après Pasteur ... Le même François
Taddei et quelques uns de ses pairs ont fondé un journal scientifique dédié aux
"Negative Results", du jamais vu ! Léguer à la science ce qui ne va
pas, ce qui déjoue les plans du chercheur, ce qui heurte l'imagination. Tout ça
pour en faire un matériau de réflexion et d'analyse d'une puissance
insoupçonnée.
Suis-je assez distant
de mes sources? Déplacé, bousculé dans mon confort et mes repères, jusqu'à
forcer mon imagination créatrice? "Fashion Mix" au Musée de l'histoire
de l'immigration, en 2015, donnait de la vitalité des transfuges des exemples
incontestés en haute couture. Ce sont des couturiers et stylistes étrangers qui
ont apporté un souffle nouveau au savoir faire français. Schiaparelli, Miyake,
Balenciaga, Rabanne, Cardin, etc, laissent entrevoir un cortège de créateurs
bonifiés par la traversée des cultures. Des plus grands jusqu'aux plus modestes, comme les petites mains
brodeuses, issues de l'émigration russe au siècle dernier. Ce qui faisait dire
au prospectiviste Thierry Gaudin que l'innovation était le plus souvent le fait
de personne déplacées (De l'Innovation, L'Aube, 1998).
Suis-je capable de me
décaler? Une question qui se réfère à la philosophie du détour. Il y a double fécondité du détour dans
l'espace (relecture de ses acquis via des cultures étrangères: voir François
Jullien, Simon Leys) et du détour dans le temps (anachronismes révélateurs des
invariants de l'âme humaine, voir l'exposition au Musée du jeu de Paume
"Soulèvements" en 2016).
Suis-je insatiable
dans ma quête? C'est Saint Augustin qui disait: "Cherchons avec le
désir de trouver, et trouvons avec le désir de chercher encore". La
culture du questionnement n'a pas suffisamment envahi nos espaces éducatifs,
comment imprégnerait-elle notre vie publique? Les pays scandinaves cependant sont
allés plus loin que nous. Et pourtant, cette culture n'est-elle pas déjà bien
présente dans l'ancienne tradition juive? Le moteur de tout dépassement humain
devrait être la curiosité et non pas la récompense sociale. Cette curiosité
native échappe à toutes les inégalités, mais encore faut-il la pratiquer.
Arrêtons là cette énumération ludique. Les mots ne sont que
des mots, les témoignages resteront plus proches de la vérité. Nos jeunes
chercheurs vont réagir. Ils auront leurs mots à eux, mais c'est la lumière qui
les habite qui importe en fin de compte. Le directeur de thèse d'Emmanuelle
Charpentier (co-inventeur de ciseaux de l'ADN, Prix L'Oréal-UNESCO 2016 de la
femme de science) récemment interviewé capte l'élan de son élève en 5 mots: Curieuse, enthousiaste, indépendante,
déterminée, perfectionniste. Encore d'autres mots pour la même histoire. Elle
avoue elle-même que le fait d'avoir bougé dans sa brève carrière lui a donné
une liberté qui lui permit de prendre des risques décisifs. Nous dormons la
nuit, le jour est donc fait pour bouger.
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