En effet, les réseaux virtuels sont une manifestation
publique à grande échelle du libre arbitre exercé par l'individu. C'est pour
tout un chacun la possibilité de rejoindre telle ou telle communauté de son
choix, en toute discrétion (apparente) et en toute impunité (pas de comptes à
rendre). En principe, encore que cela soit à réexaminer, il n'y a pas de
pression morale ni de pression sociale qui agisse dans les pratiques sur
internet. En contre partie, c'est l'immensité et l'instantanéité de l'effet
d'appartenance au groupe et de l'affirmation de soi au sein d'un collectif
identitaire qui vient récompenser le dilettante de la toile. Comme nos débats
concernent l'engagement civique et professionnel plutôt que les loisirs, la
mise en garde d'Arnaud pourrait être écartée: les scientifiques, par exemple,
s'imposent à eux-mêmes une forme de pression morale et sociale, quand ils
naviguent sur la toile et se connectent à leurs communautés de recherche, parce
qu'ils y ont un but à atteindre. La réserve serait-elle levée pour autant?
Eh, bien! Non. Car la clairvoyance d'Arnaud pose un autre
problème. C'est celui de la "massification" des semblables. Il est
légitime de sa part de se demander si la façon dont s'imposent à nous, par la
facilité et la convivialité, ces modes de communication de masse dans l'espace
virtuel ne va pas nous conduire à notre insu à nous "ghettoïser" par
affinités mimétiques. Or, il n'y a plus sur ce plan aucune différence entre les
motivations de loisir et de travail. Une communauté de chercheurs scientifiques
en réseau virtuel ne serait-elle pas tentée de se constituer de condisciples au
même corpus lexical, admettant les mêmes axiomes, appliquant les mêmes
logiciels, se reconnaissant dans des référentiels identiques? En plus, la force
du nombre émousse inévitablement l'esprit critique. Les réseaux peuvent
aisément devenir des lieux de modes volatiles, voire même des espaces
vulnérables à la propagation d'informations illégitimes. Doit-on redouter un
clonage des esprits?
So what? C'est ce que les usagers des réseaux nous répondront,
forts de leur maîtrise de l'outil. Mais laissons à Arnaud la possibilité de
titiller ces pratiques, fussent-elles les plus populaires. Car l'innovation dont dépend la
perpétuation du genre humain, qu'elle soit scientifique, culturelle ou sociale,
se nourrit plutôt d'écarts à la norme et d'irruptions d'un domaine dans un
autre qui lui était étranger. Rien à voir avec l'ADN conservateur du net. Si
les lieux d'échanges avaient toujours été les réseaux virtuels mimétiques,
comment auraient pu se produire les rencontres improbables qui donnèrent à
l'humanité ses chances de pouvoir rebondir de palier en palier. Comment les
chimistes de l'invention du Kodachrome auraient-ils développé leur formule,
qu'ils tenaient d'un cercle de musiciens, après que Charles Cros (qui était
lui-même un poète) eut déposé les premiers brevets de photographie en couleur?
Comment les inventeurs de la fabrication de la soude auraient-ils pu bénéficier
des révélations du médecin Leblanc? Le cardiologue Greatbatch de l'université
de Buffalo aurait-il pu détourner une application de la recherche sur les
transistors pour concevoir ce qui deviendrait le fameux pacemaker? Comment
Gutenberg, un inconditionnel saisonnier des vendanges, se serait rendu compte
que le pressoir à vin répondait à ses besoins de mettre sous presse des petits puzzles
de caractères en plomb?
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