Titre inspiré d'Alexis Jenni (Son visage et le tien, Albin Michel, 2014).
L'infime détail qui fait la différence !
L'infime détail qui fait la différence !
Rappelons-nous telle ou telle visite d'une exposition
d'art chinois, et nos émois devant les lavis éthérés de lettrés classiques,
dont la subtilité allait jusqu'à attribuer à leurs paysages des titres
improbables. Quelques exemples bien réels, parmi d'autres:
- L'appel de la
grue couvrant une onde claire
-
Propos échangés au hasard d'une rencontre sur la falaise du pin
-
Couple de dames à la recherche de la fraîcheur
-
Rêvant de l'immortalité dans une chaumière
Or, nous avions beau écarquiller les yeux, tous ces
paysages "shanshui" sous nos yeux semblaient immuables, faits de
monts et vallées à perte de vue, cascades et étangs, rochers et arbres
rabougris. Il fallait presque s'aider d'une loupe et y mettre un temps
suffisant pour déceler, en dehors des axes de la perspective, la présence
incongrue et insignifiante de l'animal, du personnage ou d'une action en cours,
noyés dans l'immensité du paysage et où s'exprime avec politesse l'état d'âme
de notre artiste oriental.
Sommes-nous
donc assez observateurs?
Dans nos vies quotidiennes et nos environnements
familiers, nous passons à maintes reprises devant des scènes dont la plupart
des acteurs nous échappent également. Nous avons nos repères urbains, nos paysages
décadents dont la laideur ne cesse de nous rassurer, tant de masques
interchangeables pour peupler nos lieux de
passage, mais en réalité nous ne voyons rien. Nous serions les premiers surpris
si, comme le spectateur étonné des paysages de lettrés chinois, nous prenions
le temps de nous asseoir et de fouiller lentement du regard chaque parcelle de
nos paysages les plus fréquentés. Surgiraient alors de derrière les apparences d'innombrables
détails inaperçus, tels que des anomalies de constructions, des objets abandonnés,
des passants portant le malheur ou le bonheur sur leur visage, un nid d'hirondelles,
une lampe allumée en plein jour, un chien boîteux, un vol de papillons, une
boîte à lettres débordante, un vieillard collé à sa fenêtre, et ainsi de suite
à l'infini.
Le regard : acte premier de la création?
Pourquoi cette digression apparemment futile?
Simplement pour nous faire saisir où commence l'ouverture féconde, qui est
vécue si intensément par les personnes au tempérament de chercheur. Ces personnes-là,
en effet, seront les premières à avoir aperçu l'appel en pointillés de la grue dans
les brumes d'une peinture chinoise, ou le vieil homme effacé derrière sa fenêtre
dans l'indifférence d'un trajet familier.
Toute création se sert du regard, mais d'un regard qui
relève davantage de l'observation, de l'attention[1]
que du pilotage automatique. Léonard de Vinci recommandait le "saper vedere",
donc savoir voir, comme si l'observation supposait un apprentissage et
impliquait une forme d'investissement personnel. Il y a là un effort, une
tension, au bout desquels viendra poindre la capacité à nommer toutes les formes
innombrables du réel. Ainsi le chercheur nomme pour appeler, pour peupler son
univers. Il ne nomme pas pour ranger, mettre la chose nommée dans une case avec
sa naphtaline, comme pour la réduire à son stéréotype. Tous les chercheurs se
reconnaîtront. Bien plus, cet art de nommer n'est pas l'apanage de la science,
et se rencontre avec un égal bonheur dans les arts et les lettres. Pontalis
fait preuve d'une rare intelligence quand il spécifie: "L'apprenti écrivain que je serai toujours
devine l'écart entre le mot qui dévoile la chose en la nommant, et celui qui risque
toujours de l'abolir en la désignant." Un scientifique n'aurait pas
mieux dit.
L'appauvrissement
culturel : une faiblesse du regard ?
Nous évoquions donc la primauté de l'observation, mais
d'une observation attentive et créatrice, que la plupart des chercheurs (scientifiques,
naturalistes, photographes, peintres, psychologues, enquêteurs, etc) connaissent
comme une seconde nature. Avec eux, essayons de considérer tout paysage
naturel, ou le visage qui s'offre à nous, ou les paramètres plus abstraits
d'une étude en cours, comme un véritable thésaurus de signes cabalistiques
qu'il faudrait arracher à l'insignifiance. Des signes cachés innombrables, dont
les combinaisons sans fin racontent des histoires auxquelles il nous est donné
de restituer la plénitude du sens.
L'une d'entre nous, Anabelle, faisait de l'insistance
du regard (article du 19/05/2017) une prédisposition du chercheur indispensable à sa
créativité.
Comme toutes les prédispositions, elle est aussi
donnée à tout le monde, mais doit évidemment s'exercer au quotidien. Deux
pédagogues de l'observation auprès de la jeunesse britannique d'un autre temps
(Baden Powell et Rudyard Kipling) recommandaient la pratique de jeux
d'attention, l'un forçant sur les jeux de piste au grand air, l'autre exploitant
le fameux jeu de Kim pour la mémoire visuelle. Peu de chances que ces méthodes fassent
encore aujourd'hui beaucoup d'adeptes, quand on constate, par exemple, qu'une
bonne moitié de nos concitoyens usagers des transports en commun préfèrent se replier sur leurs tablettes
ou s'isoler entre deux écouteurs. Les caméras de surveillance vont-elles un
jour tenir lieu de regard, et délégitimer l'attention du passant à son
voisinage?
Parmi nous, Arnaud a fait une remarque pertinente (article
du 21/05/2017) sur son besoin de multiplier en ville les rencontres
inter-personnelles, celles qui ont horreur de la bulle des connexions
virtuelles. Ces rencontres qui ne doivent pas se réduire à des événements
ritualisés, mais permettre dans l'inattendu de nos déplacements un nourrissage
quotidien aux sources de la diversité culturelle, comportementale et
intellectuelle. Sinon : c'est la torpeur qui guette le blasé du regard, dont la
superficialité pourrait faire de lui un être démotivé et justement ...
insignifiant. Une analyse plus poussée chez Philippe Coulengeon: la sociologie
des pratiques culturelles, La Découverte, 2016.
[1] L'attention
consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide, en attente,
prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer. La vérité ne se
trouve pas par preuves, mais par exploration (Simone Weil).
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