La comptine n'a certainement pas quitté nos
mémoires et doit pouvoir s'entendre encore aujourd'hui dans les cours des
écoles primaires:
Marabout --> Bout de ficelle --> Selle de
cheval --> Cheval de course
--> Course à pied --> Pied de cochon --> Cochon de ferme -->
Ferme ta boîte --> Boîte à sucre --> Sucre candi --> Qu'en dis-tu?
La construction en est intéressante, parce
qu'elle fonctionne comme un labyrinthe dont les circonvolutions illustrent un
parcours de connaissance aléatoire.
La pensée arborescente
Une comparaison plus fidèle encore serait celle
d'une arborescence, que les botanistes qualifieraient volontiers de "cyme", telle qu'on peut en trouver
dans les inflorescences de bourrache ou de myosotis. La linéarité d'une phrase
commençante est donc interrompue, avant que celle-ci n'ait pu délivrer son sens
particulier, par une bifurcation définissant un nouvel axe qui a sa linéarité
propre et qui porte une signification nouvelle. L'axe secondaire connaît à son
tour une bifurcation, et ainsi de suite. A chaque bifurcation, un nouveau palier
de sens est atteint. En même temps, il n'y a pas de suite logique dans les
sauts de paliers, autre que l'homophonie de la dernière syllabe du terme
précédent, qui sert de pivot pour pouvoir enchaîner. En littérature, cette
figure de style est repérée sous le nom de dorica
castra. Au patrimoine oral enfantin, on parlera plutôt d'une "chanson en laisse".
L'illustration du pouvoir créateur d'une pensée
vagabonde et associative, labyrinthique mais sans rompre le fil d'Ariane, se
présente à l'infini dans les milieux de la recherche-innovation aussi bien que
ceux de l'expression artistique. Mais pour n'en donner qu'un exemple parmi les
plus originaux, pourquoi ne pas évoquer les carnets de Fabienne Verdier,
peintre-calligraphe aux sources d'inspiration trans-culturelles, qui se livra en
2013 à l'expérience de devoir re-visiter les Primitifs flamands (Musées
Groeninge de Bruges et Erasme d'Anderlecht). Exemple choisi à dessein pour ne
pas perdre de vue la correspondance ontologique des univers scientifique et artistique
quand surgit l'inspiration.
Les petits carnets à trésors de Fabienne Verdier
Donc Fabienne Verdier, face aux tableaux de Jan
van Eyck ou de Rogier van der Weyden, choisit de graver les sursauts de son
inspiration sous la forme journalière et aléatoire du carnet d'artiste (Voir:
Fabienne Verdier et les maîtres flamands, Ed. Albin Michel, 2013). Elle, qui
s'est vouée plutôt à la peinture abstraite, graphique et puisant à l'énergie
primordiale du Qi des anciens lettrés chinois, la voilà qui produit des carnets
destinés à recueillir l'effet de sa rencontre avec la peinture flamande. C'est
donc un choc culturel, comme il en est régulièrement question au travers de ce
blog. On y trouve, à côté des images dérivées de son exposition répétée à l'une
ou l'autre grande oeuvre de la Renaissance, tous les errements de sa pensée qui
se démultiplient en résonances dans les diverses autres cultures qui
l'habitent. "Le caractère immédiat
de la perception me fascine, tu vis et revis là, l'ici et maintenant total!"
ne peut-elle s'empêcher de dire. Mais en même temps, l'expérience fulgurante
qu'elle décrit demande, pour être traduite en carnet, un foisonnement inouï de
diverticules et de représentations enchaînés par associations d'idées. Voici ce
qu'en dit Alexandre Vanautgaerden:
- Ces minces cahiers privilégient le charme des
commencements, dialogue fécond entre textes, diagrammes et images.
- un itinéraire impromptu, qui plonge dans
l'ivresse des formes, le buissonnement des fractales ou l'arborescence du
corail.
- des notes précieuses qui voisinent avec les
joies de la contemplation de l'éphémère, de l'infiniment petit ou de
l'étrangeté de la merveille.
- réservoir de trouvailles ou petit chaos du
jour où ne manque pas l'humour.
- une topographie spirituelle, le cheminement du
visible vers l'invisible.
la co-présence de langues multiples fait naître
de surprenants stolons: Fabienne Verdier établit des correspondances sensibles
pour exposer l'infinie richesse de l'idée qu'à chaque fois on peut se faire
d'un mot.
-
l'image du labyrinthe permet à Fabienne Verdier d'introduire du discontinu, des
bifurcations inattendues, du jeu.
Et Fabienne Verdier de s'exclamer elle-même:
"Plonge-toi au coeur des mutations.
N'aie pas peur de faire face à l'inconnu!"
Les errances opportunes du jeune prince de Serendip
La pensée arborescente, commune aux
scientifiques et aux artistes inspirés, modélise de manière amusante un
parcours de "sérendipité". La sérendipité (voir Pek van Andel et
Danièle Bourcier, L'Act Mem, 2009; ou Sylvie Catellin, Le Seuil, 2014) est la capacité à découvrir, inventer,
créer ou imaginer quelque chose de nouveau sans l'avoir cherché, à l'occasion
d'une observation surprenante et peut être déstabilisante, pourvu que celle-ci finisse
par révéler sa propre logique (référence au mythe du prince de Ceylan).
Chaque bifurcation homophonique de notre petite comptine
(introduction ci-dessus) nous jette à la face un nouveau concept sans rapport avec
l'énoncé qui le précède, sauf qu'il nous appartient à nous de lui donner
un sens particulier qui, dans ce petit jeu enfantin, utilise la clé d'une
nouvelle homophonie.
Dans la vie réelle, et davantage encore dans la
vie de toute personne créative, les trajectoires de sérendipité sont non seulement
fréquentes, mais elles peuvent être délibérément valorisées. Une expérience
donne-t-elle un résultat aberrant? Loin d'y voir un échec, le chercheur (scientifique
ou artiste) en saisira l'opportunité pour mettre éventuellement à jour l'intervention
de tel ou tel facteur occulte, agissant à son insu sur l'objet de son attention.
Mais il y a aussi une sérendipité de situation, comme on dirait au théâtre "un
comique de situation". S'il évolue dans le milieu académique, le chercheur
doit faire face à de vigoureuses concurrences pour gagner la reconnaissance des
pairs, où s'exercent de violents rapports de forces et se produisent de fortes
tensions inter-personnelles. Il apprend vite que les situations inconfortables générées
par l'environnement du laboratoire et ses codes impitoyables ne sont pas
nécessairement des menaces, mais plutôt des occasions de détours et de percées
plus audacieuses. C'est alors que les surprises de la sérendipité viennent lui
offrir sa chance de faire la différence. C'est de cela qu'il s'agit: faire la
différence !
Jouer à faire ses écarts, sauf d'en être soi-même le jeu?
Pour finir, tout semble donc se jouer à la
charnière de ces fameuses bifurcations. Pour introduire un élément extérieur,
celui d'éventuelles rencontres insolites ou d'inspirations ingénues, posons les
questions suivantes et abordons-les par les retours d'expérience chez nos
participants:
- un parcours de chercheur (scientifique ou
artiste) fait-il une juste place aux remises en question, aux imprévus, changements
de cap et réajustements?
- et qui en a la maîtrise? Le destin aveugle, à
moins que l'intéressé ne provoque lui-même le saut de palier? Ou serait-il
plutôt lié à la rencontre, au sourire d'une influence extérieure, ou de je ne
sais quelle révélation catalytique?
Notre comptine du début ne produit pas autre
chose chez l'enfant qui s'y attèle: familiariser celui-ci avec la bizarrerie du
monde qui l'entoure.
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