Pourquoi serait-ce tellement grisant? Eh, bien: je fais
appel à la capacité émotive de chacun. César a franchi le Rubicon, certes. Mais à quel moment se situait chez lui
et ses hommes le sentiment bien prévisible de l'exaltation, de la question ou
du doute? Précisément pendant la traversée, au moment de n'être déjà plus
en-deçà, mais pas encore au-delà. Donc, exactement dans le vertige d'être en
train de traverser une frontière, troublé à l'idée de se retrouver borné à une
seule fatalité, étreint d'un inévitable sentiment d'inachèvement.
Sans fomenter les mêmes desseins inavouables que pouvait
concevoir alors Jules César, chacun s'est trouvé une fois ou l'autre au milieu
d'un gué ou sur la corde raide. Il paraît que c'est un exercice salutaire. Sans
aller jusqu'à en faire une thérapie, je me contente de mettre en discussion la
vertu du vide médian ou de l'entre-deux, l'instant fugace où l'on vit
l'illusion de prendre appui sur deux milieux à la fois. Le moment du grand
écart, quand s'ouvre à nos yeux étonnés la possibilité de rejoindre deux
mondes, de faire en sorte que ces deux mondes existent simultanément pour soi.
C'est une expérience qui peut être bouleversante, et que
connaissent plus naturellement les randonneurs et les aventuriers par exemple (ne
parlons pas des travailleurs frontaliers, pour qui le grand écart est un
exercice quotidien entré dans la banalité). Qui n'a pas déjà joui de
l'exaltation de pouvoir poser un pied dans un pays et l'autre dans le pays
voisin, surtout quand on arrive au terme d'une ascension vers un col ou un
sommet? Qui n'a pas tenté, ou au moins rêvé, de mettre un pied en Europe et
l'autre en Asie au franchissement d'un pont sur le Bosphore? Qui n'a pas cédé
au plaisir typiquement islandais de prendre pied dans le "graben" du rift médio-atlantique
entaillé de failles, d'où s'écartent les deux plaques tectoniques de l'Amérique
du Nord et de l'Eurasie? Combien sont ceux, heureux et fortunés, qui ont
baroudé dans les Alpes Rhétiques, pour réaliser qu'ils piétinaient des hautes
terres, dont les différents versants basculaient simultanément vers la Mer du
Nord, la Méditerranée et la Mer Noire. Un endroit magique où une même pluie est
capable ponctuellement d'alimenter en eau les 3 grands bassins du Rhin, du Po
et du Danube, constitutifs de l'Europe dans toute son extension ...
Où est-ce que je veux donc en venir? C'est d'abord le moment
de rendre la parole à certains parmi nos panellistes, puisqu'il en est qui se
sont largement familiarisés avec les voyages au long cours et le franchissement
de frontières. Comment s'est exprimée chez eux la sensation du vide médian? Qu'ils
parlent donc ! Ensuite, vous n'aurez guère de mal à me suivre dans une
déclinaison des versions métaphoriques du grand écart.
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