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Pour entrer directement dans le vif du sujet, voir l'article: L'ouverture féconde ou l'errance du chercheur, du 24 janvier 2017, référencé par le libellé "feuille de route".

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29/05/2017

"La pensée voit" ... et le regard pense

Titre inspiré d'Alexis Jenni (Son visage et le tien, Albin Michel, 2014).

L'infime détail qui fait la différence !
Rappelons-nous telle ou telle visite d'une exposition d'art chinois, et nos émois devant les lavis éthérés de lettrés classiques, dont la subtilité allait jusqu'à attribuer à leurs paysages des titres improbables. Quelques exemples bien réels, parmi d'autres:
- L'appel de la grue couvrant une onde claire
- Propos échangés au hasard d'une rencontre sur la falaise du pin
- Couple de dames à la recherche de la fraîcheur
- Rêvant de l'immortalité dans une chaumière
Or, nous avions beau écarquiller les yeux, tous ces paysages "shanshui" sous nos yeux semblaient immuables, faits de monts et vallées à perte de vue, cascades et étangs, rochers et arbres rabougris. Il fallait presque s'aider d'une loupe et y mettre un temps suffisant pour déceler, en dehors des axes de la perspective, la présence incongrue et insignifiante de l'animal, du personnage ou d'une action en cours, noyés dans l'immensité du paysage et où s'exprime avec politesse l'état d'âme de notre artiste oriental.



Sommes-nous donc assez observateurs?
Dans nos vies quotidiennes et nos environnements familiers, nous passons à maintes reprises devant des scènes dont la plupart des acteurs nous échappent également. Nous avons nos repères urbains, nos paysages décadents dont la laideur ne cesse de nous rassurer, tant de masques interchangeables pour peupler nos lieux de passage, mais en réalité nous ne voyons rien. Nous serions les premiers surpris si, comme le spectateur étonné des paysages de lettrés chinois, nous prenions le temps de nous asseoir et de fouiller lentement du regard chaque parcelle de nos paysages les plus fréquentés. Surgiraient alors de derrière les apparences d'innombrables détails inaperçus, tels que des anomalies de constructions, des objets abandonnés, des passants portant le malheur ou le bonheur sur leur visage, un nid d'hirondelles, une lampe allumée en plein jour, un chien boîteux, un vol de papillons, une boîte à lettres débordante, un vieillard collé à sa fenêtre, et ainsi de suite à l'infini.




















Le regard : acte premier de la création?
Pourquoi cette digression apparemment futile? Simplement pour nous faire saisir où commence l'ouverture féconde, qui est vécue si intensément par les personnes au tempérament de chercheur. Ces personnes-là, en effet, seront les premières à avoir aperçu l'appel en pointillés de la grue dans les brumes d'une peinture chinoise, ou le vieil homme effacé derrière sa fenêtre dans l'indifférence d'un trajet familier.



Toute création se sert du regard, mais d'un regard qui relève davantage de l'observation, de l'attention[1] que du pilotage automatique. Léonard de Vinci recommandait le "saper vedere", donc savoir voir, comme si l'observation supposait un apprentissage et impliquait une forme d'investissement personnel. Il y a là un effort, une tension, au bout desquels viendra poindre la capacité à nommer toutes les formes innombrables du réel. Ainsi le chercheur nomme pour appeler, pour peupler son univers. Il ne nomme pas pour ranger, mettre la chose nommée dans une case avec sa naphtaline, comme pour la réduire à son stéréotype. Tous les chercheurs se reconnaîtront. Bien plus, cet art de nommer n'est pas l'apanage de la science, et se rencontre avec un égal bonheur dans les arts et les lettres. Pontalis fait preuve d'une rare intelligence quand il spécifie: "L'apprenti écrivain que je serai toujours devine l'écart entre le mot qui dévoile la chose en la nommant, et celui qui risque toujours de l'abolir en la désignant." Un scientifique n'aurait pas mieux dit.

L'appauvrissement culturel : une faiblesse du regard ?
Nous évoquions donc la primauté de l'observation, mais d'une observation attentive et créatrice, que la plupart des chercheurs (scientifiques, naturalistes, photographes, peintres, psychologues, enquêteurs, etc) connaissent comme une seconde nature. Avec eux, essayons de considérer tout paysage naturel, ou le visage qui s'offre à nous, ou les paramètres plus abstraits d'une étude en cours, comme un véritable thésaurus de signes cabalistiques qu'il faudrait arracher à l'insignifiance. Des signes cachés innombrables, dont les combinaisons sans fin racontent des histoires auxquelles il nous est donné de restituer la plénitude du sens.

L'une d'entre nous, Anabelle, faisait de l'insistance du regard (article du 19/05/2017) une prédisposition du chercheur indispensable à sa créativité.

Comme toutes les prédispositions, elle est aussi donnée à tout le monde, mais doit évidemment s'exercer au quotidien. Deux pédagogues de l'observation auprès de la jeunesse britannique d'un autre temps (Baden Powell et Rudyard Kipling) recommandaient la pratique de jeux d'attention, l'un forçant sur les jeux de piste au grand air, l'autre exploitant le fameux jeu de Kim pour la mémoire visuelle. Peu de chances que ces méthodes fassent encore aujourd'hui beaucoup d'adeptes, quand on constate, par exemple, qu'une bonne moitié de nos concitoyens usagers des  transports en commun préfèrent se replier sur leurs tablettes ou s'isoler entre deux écouteurs. Les caméras de surveillance vont-elles un jour tenir lieu de regard, et délégitimer l'attention du passant à son voisinage?

Parmi nous, Arnaud a fait une remarque pertinente (article du 21/05/2017) sur son besoin de multiplier en ville les rencontres inter-personnelles, celles qui ont horreur de la bulle des connexions virtuelles. Ces rencontres qui ne doivent pas se réduire à des événements ritualisés, mais permettre dans l'inattendu de nos déplacements un nourrissage quotidien aux sources de la diversité culturelle, comportementale et intellectuelle. Sinon : c'est la torpeur qui guette le blasé du regard, dont la superficialité pourrait faire de lui un être démotivé et justement ... insignifiant. Une analyse plus poussée chez Philippe Coulengeon: la sociologie des pratiques culturelles, La Découverte, 2016.

Pour qu'une chose devienne intéressante, il suffit de la regarder longtemps (Gustave Flaubert).



[1] L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide, en attente, prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer. La vérité ne se trouve pas par preuves, mais par exploration (Simone Weil).

17/05/2017

Fabrice, l'homme-frontière

(et Till le bouffon...)

Fabrice est le benjamin de notre petite équipe. Ce qui fait sens pour lui, c'est particulièrement la notion de frontière. C'est un praticien du grand écart qui nous fascinait dans l'article précédent. Un pied dans un domaine, l'autre pied dans un domaine connexe, comme pour taquiner les deux pôles d'une batterie: du même coup, Fabrice se sent traversé par un courant électrique.

Son travail de recherche, qui le conduit à une thèse en septembre, se place précisément sur une frontière entre plusieurs domaines (chimie organique et chimie minérale, le vivant et l'inerte) qui ont chacun sa relative autonomie, jusqu'au moment où s'est présentée l'opportunité d'emprunter à l'un des acquis entrant dans l'élaboration de solutions pour l'autre. Il vous en parlera mieux que moi.

Autre frontière pour Fabrice, celle qui distingue des univers musicaux aussi différents que la musique classique et les musiques contemporaines (jazz, folk, pop, expérimentales). Fabrice n'est donc pas seulement un chercheur scientifique, il est aussi un chercheur d'expression musicale, pianiste et compositeur, et son inspiration puise encore à la jointure entre ces esthétiques différenciées.



Il est photographié devant la statue de Till l'Espiègle (et Nele sa compagne). Ce personnage imaginaire, de son vrai nom Thyll Eulenspiegel (Uylenspiegel en néerlandais), serait né au XVIème siècle en Basse-Saxe et eut la bonne fortune d'avoir été mis en scène dans plusieurs romans populaires en Allemagne et aux Pays-Bas.  Till est l'archétype du bouffon attaché aux cours princières, du saltimbanque des réjouissances populaires, du provocateur des puissants, de l'iconoclaste de toutes les "bien-pensances". Dans le roman du belge De Coster, il se déclare "fils qu'Heureux Hasard eut un jour avec Bonne Aventure". Il multiplie les farces en tous genres, se joue du langage en tordant le sens des mots, et ose tourner en dérision la réputation des notables. Les symboles du miroir et de la chouette qui sont inscrits dans son nom germanique renvoient à une forme de clairvoyance, et au jeu inépuisable des images inversées, pour poser aux suffisants de ce monde la question dérangeante du vrai et du faux.



Attention: rien n'est fortuit, tout se résout en opportunités. Fabrice s'est fait photographier sous le regard amusé de Till l'Espiègle, pour nous dire peut être que la figure du bouffon, celle qui défie le sens commun, n'est pas complètement étrangère au mode créatif. Dans la science comme dans la musique, sortir du cadre est le chemin le plus court pour y retourner.

03/03/2017

Il y a quelque chose en nous de Tennessee

Qui sont ces "jeunes en mode créatif" ? Cette Table Ronde ne projette-t-elle pas des figures parfois caricaturales? Qui peut se reconnaître dans tel ou tel chercheur aventureux, happé par la jet-société des milieux savants?

Nous sommes d'accord, certains de nos témoins choisis sont des chercheurs de première classe, et il y a de bonnes raisons à cela. Vous les trouverez à la lecture de notre chapelet d'articles ci-dessous. Leur niveau élevé n'est cependant pas hors sujet. S'ils en sont arrivés là, ce n'est pas complètement un hasard, ni le coup de baguette magique qu'une bonne fée aurait porté sur leur front innocent dès l'âge du berceau. Ils ont en effet mis en oeuvre un arsenal de dispositions personnelles, précisément celles sur lesquelles notre Table Ronde voudrait porter l'accent. Et puis, ces dispositions d'esprit ne sont pas l'apanage exclusif des hautes sphères de la recherche scientifique, elles y sont simplement plus faciles à illustrer. En revanche, les créateurs petits ou grands, connus ou inconnus, sont bien plus répandus, et vous les rencontrez sûrement.

Essayons ce petit jeu: êtes-vous aussi un chercheur, par certains côtés? Le plus simple pour tenter de répondre honnêtement à cette question, serait d'atteindre notre vérité par approches successives.

Les scientifiques sont essentiellement des chercheurs de savoir. C'est pour nous démonstratif. Mais que dire des chercheurs de savoir faire? Pensons au savoir faire technique, au savoir faire artisanal, au savoir faire associatif ou psycho-social, et ainsi de suite. C'est, par exemple, depuis la nuit des temps que les apprentis artisans privilégient le voyage, la recherche des maîtres de leur époque, la multiplicité des expériences in situ pour parvenir à ce qu'il est convenu d'appeler avec respect : la maîtrise. Les artisans savent que leur domaine ne connaît aucune frontière. Leur vérité à eux, c'est d'essayer, de pratiquer, de rencontrer, de se mesurer à d'autres, de perfectionner sans cesse. Ne sont-ils pas de merveilleux chercheurs?

Et puis, tous les domaines d'expertise jusqu'à la musique ou le sport (quoi de plus populaire aujourd'hui?), vivent et se renouvellent d'émulation, de concurrence et de confrontation. Les musiciens ou les sportifs professionnels ont bien des qualités des chercheurs scientifiques: la patience d'un travail acharné, l'entrainement et le recyclage permanent, les rencontres internationales, la mobilité personnelle, l'écolage auprès de maîtres incontestés, le besoin de prouver leur excellence, le dépassement de l'échec, la sensibilité personnelle à la reconnaissance des pairs, etc. Il y a chez eux une gourmandise du défi qui n'est pas étrangère à l'appétit de tous les chercheurs de bonne volonté.

N'écartons pas la possibilité qu'un chercheur veille en chacun de nous. Nous entrons dans la version plus intime de la recherche. Pour se faire comprendre, rien de tel que les exemples caricaturaux, ne les dénigrons pas. Prenons le cas particulier de ceux ou celles qui sont en recherche de leurs origines, parfois une vie durant, soit qu'ils soient issus d'immigrés dont les familles souches se perdent dans tel ou tel naufrage, soit qu'ils soient nés sous X et demandeurs d'une parenté biologique, ou bien d'autres situations encore. Ce sont des recherches tenaces, volontaires, passionnées, ouvertes à tous les possibles, de nature à remettre en cause la personne et toutes ses certitudes. Les recherches personnelles revêtent tant d'autres formes suivant le vécu de chacun, avec ce point commun qu'elles sont souvent déclenchées ou alimentées par un échec, un événement dramatique, un vide intérieur, un obstacle ou un changement de cap. A l'évidence, l'intranquillité a quelque chose à voir avec la recherche.

Dans la sphère de la spiritualité et du mysticisme, il est d'usage d'évoquer aussi quelques grands chercheurs, mais point n'est besoin de monter si haut. Vous conviendrez avec moi qu'un même fil rouge réunit les chercheurs de tous poils, et particulièrement ceux qui viennent d'être mis en scène brièvement pour les besoins de la démonstration. Ce fil rouge doit être la recherche de sens. Chacun dans sa quête construit ses propres itinéraires pour donner du sens à sa manière d'être au monde. Le sens d'un artiste, d'un musicien, d'un sportif, d'un artisan, d'un cuisinier, d'un ingénieur ou d'un scientifique. Le sens par la capacité à être créatif dans sa sphère d'existence.

Les itinéraires sont donc à trouver et à pratiquer. Mais ne jamais poser son sac et s'assoir bêtement sur le talus. Chercher et trouver les chemins. Là-bas, au-delà des horizons que nous n'avons pas choisis. De là l'exercice que nous nous proposons en Table Ronde. Parfois, en effet, une carte ou un bon GPS rendent la recherche d'itinéraires plus accessible. C'est tout l'intérêt de pouvoir partager l'expérience d'un modèle, d'un prédécesseur, ou d'un pionnier. Entendre un scientifique ou un artiste témoigner de sa recherche, et nous révéler quelques uns des atouts qui peuvent lui ouvrir la voie, ce n'est pas ériger le statut du chercheur au-dessus du commun des mortels. C'est mettre l'eau à la bouche, donner à chacun d'y croire, donner envie. Il n'en va pas autrement de nos modèles littéraires. Vous souvenez-vous de ceux de votre adolescence?

Avec cette formidable envie de vie
Ce rêve en nous c'était son cri à lui 
Oh, oui! Tennessee,
Y a quelque chose en nous de Tennessee.