Pour découvrir les 5 personnalités qui constituent notre panel, appeler tous les articles qui répondent au libellé "panel".
Pour entrer directement dans le vif du sujet, voir l'article: L'ouverture féconde ou l'errance du chercheur, du 24 janvier 2017, référencé par le libellé "feuille de route".
Fabrice
est le benjamin de notre petite équipe. Ce qui fait sens pour lui, c'est
particulièrement la notion de frontière. C'est un praticien du grand écart qui
nous fascinait dans l'article précédent. Un pied dans un domaine, l'autre pied
dans un domaine connexe, comme pour taquiner les deux pôles d'une batterie: du même coup, Fabrice se
sent traversé par un courant électrique.
Son
travail de recherche, qui le conduit à une thèse en septembre, se place
précisément sur une frontière entre plusieurs domaines (chimie organique et
chimie minérale, le vivant et l'inerte) qui ont chacun sa relative autonomie,
jusqu'au moment où s'est présentée l'opportunité d'emprunter à l'un des acquis
entrant dans l'élaboration de solutions pour l'autre. Il vous en parlera mieux
que moi.
Autre
frontière pour Fabrice, celle qui distingue des univers musicaux aussi
différents que la musique classique et les musiques contemporaines (jazz, folk,
pop, expérimentales). Fabrice n'est donc pas seulement un chercheur
scientifique, il est aussi un chercheur d'expression musicale, pianiste et
compositeur, et son inspiration puise encore à la jointure entre ces esthétiques
différenciées.
Il
est photographié devant la statue de Till l'Espiègle (et Nele sa compagne). Ce personnage imaginaire,
de son vrai nom Thyll Eulenspiegel (Uylenspiegel en néerlandais), serait né au
XVIème siècle en Basse-Saxe et eut la bonne fortune d'avoir été mis en scène
dans plusieurs romans populaires en Allemagne et aux Pays-Bas.Till est l'archétype du bouffon attaché
aux cours princières, du saltimbanque des réjouissances populaires, du
provocateur des puissants, de l'iconoclaste de toutes les "bien-pensances".
Dans le roman du belge De Coster, il se déclare "fils
qu'Heureux Hasard eut un jour avec Bonne Aventure". Il multiplie les
farces en tous genres, se joue du langage en tordant le sens des mots, et ose
tourner en dérision la réputation des notables. Les symboles du miroir et de la
chouette qui sont inscrits dans son nom germanique renvoient à une forme de
clairvoyance, et au jeu inépuisable des images inversées, pour poser aux
suffisants de ce monde la question dérangeante du vrai et du faux.
Attention:
rien n'est fortuit, tout se résout en opportunités. Fabrice s'est fait
photographier sous le regard amusé de Till l'Espiègle, pour nous dire peut être
que la figure du bouffon, celle qui défie le sens commun, n'est pas
complètement étrangère au mode créatif. Dans la science comme dans la musique,
sortir du cadre est le chemin le plus court pour y retourner.
Parfois, il nous arrive d'oublier que nos petites
discussions doivent finalement nous conduire à Houffalize, le 28 septembre. Or,
vous auriez tort de croire au hasard, et de passer un peu vite sur ce que vous
alliez considérer comme un simple concours de circonstances. Pourquoi
Houffalize, au coeur du massif ardennais? Les uns verront, dans ce lieu de
notre prochain rassemblement, ni plus ni moins qu'une province reculée de la
Belgique. Mais d'autres (et je voudrais vous inviter à cette observation) ne
manqueront pas de noter la valeur symbolique qu'il est possible d'attacher à ce
lieu à peu près inconnu, par le simple fait qu'il est une charnière des nations
européennes. Imaginez que 5 sur les 6
pays fondateurs des Communautés européennes se retrouvent ici à un jet de
pierre (ou presque) les uns des autres. C'est tout simplement bluffant.
Connaissez-vous beaucoup
d'endroits qui soient entourés de 4 frontières dans un mouchoir de poche? C'est
un peu comme si Paris était enserré par 4 frontières, et que l'on parlait le
néerlandais à partir de Chantilly, l'allemand à partir de Meaux, le luxembourgeois
dès Corbeil-Essonne et le français au-delà de Saint-Germain-en-Laye. Houffalize
n'est en effet qu'à 8 km du Luxembourg, 22 km de l'Allemagne, 63 km de la
France et 69 km des Pays-Bas. Exprimé autrement, c'est comme si l'un des plus
petits départements français incluait dans son périmètre les enclaves de 5
nations européennes contigües. Grisant, non?
Pourquoi serait-ce tellement grisant? Eh, bien: je fais
appel à la capacité émotive de chacun. César a franchi le Rubicon, certes.Mais à quel moment se situait chez lui
et ses hommes le sentiment bien prévisible de l'exaltation, de la question ou
du doute? Précisément pendant la traversée, au moment de n'être déjà plus
en-deçà, mais pas encore au-delà. Donc, exactement dans le vertige d'être en
train de traverser une frontière, troublé à l'idée de se retrouver borné à une
seule fatalité, étreint d'un inévitable sentiment d'inachèvement.
Sans fomenter les mêmes desseins inavouables que pouvait
concevoir alors Jules César, chacun s'est trouvé une fois ou l'autre au milieu
d'un gué ou sur la corde raide. Il paraît que c'est un exercice salutaire. Sans
aller jusqu'à en faire une thérapie, je me contente de mettre en discussion la
vertu du vide médian ou de l'entre-deux, l'instant fugace où l'on vit
l'illusion de prendre appui sur deux milieux à la fois. Le moment du grand
écart, quand s'ouvre à nos yeux étonnés la possibilité de rejoindre deux
mondes, de faire en sorte que ces deux mondes existent simultanément pour soi.
C'est une expérience qui peut être bouleversante, et que
connaissent plus naturellement les randonneurs et les aventuriers par exemple (ne
parlons pas des travailleurs frontaliers, pour qui le grand écart est un
exercice quotidien entré dans la banalité). Qui n'a pas déjà joui de
l'exaltation de pouvoir poser un pied dans un pays et l'autre dans le pays
voisin, surtout quand on arrive au terme d'une ascension vers un col ou un
sommet? Qui n'a pas tenté, ou au moins rêvé, de mettre un pied en Europe et
l'autre en Asie au franchissement d'un pont sur le Bosphore? Qui n'a pas cédé
au plaisir typiquement islandais de prendre pied dans le"graben" du rift médio-atlantique
entaillé de failles, d'où s'écartent les deux plaques tectoniques de l'Amérique
du Nord et de l'Eurasie? Combien sont ceux, heureux et fortunés, qui ont
baroudé dans les Alpes Rhétiques, pour réaliser qu'ils piétinaient des hautes
terres, dont les différents versants basculaient simultanément vers la Mer du
Nord, la Méditerranée et la Mer Noire. Un endroit magique où une même pluie est
capable ponctuellement d'alimenter en eau les 3 grands bassins du Rhin, du Po
et du Danube, constitutifs de l'Europe dans toute son extension ...
Où est-ce que je veux donc en venir? C'est d'abord le moment
de rendre la parole à certains parmi nos panellistes, puisqu'il en est qui se
sont largement familiarisés avec les voyages au long cours et le franchissement
de frontières. Comment s'est exprimée chez eux la sensation du vide médian? Qu'ils
parlent donc ! Ensuite, vous n'aurez guère de mal à me suivre dans une
déclinaison des versions métaphoriques du grand écart.
Quittant la frontière située
dans l'espace, une transposition dans un cadre temporel se conçoit aisément. La
position qui consiste à avoir un pied dans le passé et l'autre dans le futur
prend souvent un sens initiatique. Pensons à la célébration du Nouvel An, aux
rites de passage vers l'âge adulte, ou simplement à l'impact que les levers et
les couchers de soleil peuvent avoir sur nos esprits. La métaphore fait son
chemin et peut nous renvoyer au sujet même de notre Table Ronde, si l'on veut
bien penser à l'importance des césures dans nos parcours personnels, à
l'élargissement du regard quand deux personnes dépassent leurs différences dans
une discussion controversée, aux enfants embellis par la double culture de parents
allochtones, à tous les efforts pour jeter de nouveaux ponts ou abattre des
murs irrationnels. Aujourd'hui, pour un entretien d'embauche, on ne vous demande plus quels sont vos diplômes;
on vous demande plutôt: combien de frontières avez-vous déjà franchies?
D'emblée, je fais crédit au Museum National d'Histoire
Naturelle d'avoir inventé ce néologisme et à l'Année 2016/17 de l'Aventure Scientifique instaurée par l'université catholique de Louvain à Louvain-la-Neuve d'en avoir fait un très bon titre (ouvrage disponible). Donc, je m'empresse de le leur emprunter,
tant il convient à notre démonstration. Mais je l'utilise avec un léger
glissement de sens, bien intentionnel comme vous allez le voir.
En fait, le MNHN fait allusion aux explorateurs de tous
poils qui, depuis des siècles, sont allés dans tous les environnements extrêmes
pour y faire des observations inédites et des collectes d'échantillons, au
bénéfice de tous les grands inventaires du matériel vivant. Pour notre propos
ici, le savanturier n'est pas seulement la personne qui se projette vers une
nouvelle "terra incognita", celle qui laisse un trou béant sur les
cartes des atlas géographiques des siècles passés. C'est plus généralement la
métaphore de l'explorateur, appliquée au chercheur de pointe dans l'exercice de
tous ses moyens.
En effet, notre postulat est que le chercheur qui laisse se
déployer toute sa pensée spéculative devient un aventurier intellectuel, qui
largue rapidement toutes ses amarres socio-culturelles, et qui franchit
allégrement l'équateur de ses représentations académiques pour aller voir de
préférence ce que le commun des mortels ne voit pas.
Comme il ne s'agit pas de théories oiseuses mais bien
d'aventures humaines en cours, prenons un cas parmi d'autres. Les jeunes
chercheurs hébergés par ce blog vous prouveront à leur tour qu'ils sont eux
aussi capables de tels voyages de la pensée. Rien de spécial au départ chez
Chris Bowler. Il a connu comme tant d'autres l'université à Warwick, et y a
fait ses premiers pas dans la recherche scientifique. Un bon élève, dirait-on,
mais jeune fou parmi les jeunes fous de son époque.
Chris se plonge dans les mécanismes qui sous-tendent la
sensibilité à la lumière chez les plantes, et s'ouvre alors aux technologies
biomoléculaires encore balbutiantes en ces temps-là (années 80).
L'Europe étant à l'époque à peine étourdie par la toute
nouvelle libre circulation de ses citoyens, et très ouverte aux échanges
culturels et scientifiques, voilà Chris embarqué dans un programme le destinant
à faire ses preuves auprès de quelques personnalités de la science en Belgique,
puis aux USA. Le voilà pourvu en quelques années de compétences incroyables en
biologie moléculaire et technologies de l'ADN recombinant.
Mais Chris ne se satisfait pas de cette jouissance du
chercheur au pinacle de sa discipline. Il est incité à emprunter d'autres
voies. Ce sont les chemins broussailleux qui l'attirent davantage que les
allées dégagées. Survient en 1994 l'opportunité de monter un nouveau
laboratoire à l'autre extrémité de l'Europe, pour porter son savoir faire sur
des espèces marines aussi inconnues qu'elles sont répandues dans les océans :
les diatomées. Aucun précédent dans sa carrière débutante ? Qu'à cela ne
tienne, le voici responsable d'un nouveau laboratoire à la Station de Zoologie
marine de Naples.
Croyez-vous qu'un chercheur en biologie moléculaire allait
se complaire à ne connaître des mécanismes du vivant que les images
microscopiques et les profils d'ADN dont son laboratoire est un pourvoyeur
industriel ? Eh, bien: Non ! Chris se laisse happer par le grand écart entre
l'infiniment petit et l'infiniment grand. C'est la vision globale de la
diversité et des rôles joués par les diatomées dans les océans du globe qui le
taraude, et le conduit à prendre la responsabilité de la coordination
scientifique de l'expédition TARA-OCEANS, l'aventure d'un voilier et de son
remuant équipage (200 jeunes, 45 nationalités), éperdument amoureux de la planète, qui feront parler d'eux
d'une extrémité à l'autre de la terre.
Entre temps, Chris vit pleinement sa vie, fonde une famille
anglo-italienne à partir d'une rencontre new-yorkaise, qui le détermina à son
installation subséquente à l'ombre du Vésuve, avant de le transporter
(finalement) auprès des instances académiques de l'Ecole Normale Supérieur de
la Rue d'Ulm (Paris), où il partage son temps entre enseignement, recherche et
rencontre du public. Car la rencontre du public ne rechigne pas un jeune
chercheur allumé ... elle a toujours été un élément profond et inavoué de sa
motivation, dès sa sortie d'université. Parler naturellement et simplement,
comme dans la confidence, de choses étonnamment compliquées, c'est là qu'on
reconnaît les grands esprits. Diriez-vous que Chris est un
chercheur anglais ? Un biologiste moléculaire ? Un prof ? Un polyglotte ? Un
naturaliste ? Un globe-trotter ? Un émigré ? Un père de famille ? Un pote ? Un dilettante ? Un amoureux de la
mer ? Vous m'aurez compris: il est, en quelque sorte, l'icône du savanturier.
Et son aventure n'est certes pas équivalente à un safari-recherche. Elle
s'enracine dans un goût insatiable de décentrement intellectuel, une curiosité
à toute épreuve, et quelque chose d'impalpable qui s'apparente à l'amour
inconditionnel de la vie. Qualités qui sont données à tous les chercheurs
honnêtes, mais que certains parviennent à illustrer avec plus de bonheur. C'est
aussi le bonheur communicatif de nos jeunes chercheurs, que vous allez
connaître à l'ombre de notre site.