Pistes à explorer

Pour découvrir les 5 personnalités qui constituent notre panel, appeler tous les articles qui répondent au libellé "panel".
Pour entrer directement dans le vif du sujet, voir l'article: L'ouverture féconde ou l'errance du chercheur, du 24 janvier 2017, référencé par le libellé "feuille de route".

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13/05/2017

L'ivresse des frontières

Parfois, il nous arrive d'oublier que nos petites discussions doivent finalement nous conduire à Houffalize, le 28 septembre. Or, vous auriez tort de croire au hasard, et de passer un peu vite sur ce que vous alliez considérer comme un simple concours de circonstances. Pourquoi Houffalize, au coeur du massif ardennais? Les uns verront, dans ce lieu de notre prochain rassemblement, ni plus ni moins qu'une province reculée de la Belgique. Mais d'autres (et je voudrais vous inviter à cette observation) ne manqueront pas de noter la valeur symbolique qu'il est possible d'attacher à ce lieu à peu près inconnu, par le simple fait qu'il est une charnière des nations européennes. Imaginez que 5 sur les 6 pays fondateurs des Communautés européennes se retrouvent ici à un jet de pierre (ou presque) les uns des autres. C'est tout simplement bluffant.


Connaissez-vous beaucoup d'endroits qui soient entourés de 4 frontières dans un mouchoir de poche? C'est un peu comme si Paris était enserré par 4 frontières, et que l'on parlait le néerlandais à partir de Chantilly, l'allemand à partir de Meaux, le luxembourgeois dès Corbeil-Essonne et le français au-delà de Saint-Germain-en-Laye. Houffalize n'est en effet qu'à 8 km du Luxembourg, 22 km de l'Allemagne, 63 km de la France et 69 km des Pays-Bas. Exprimé autrement, c'est comme si l'un des plus petits départements français incluait dans son périmètre les enclaves de 5 nations européennes contigües. Grisant, non? 


Pourquoi serait-ce tellement grisant? Eh, bien: je fais appel à la capacité émotive de chacun. César a franchi le Rubicon, certes.  Mais à quel moment se situait chez lui et ses hommes le sentiment bien prévisible de l'exaltation, de la question ou du doute? Précisément pendant la traversée, au moment de n'être déjà plus en-deçà, mais pas encore au-delà. Donc, exactement dans le vertige d'être en train de traverser une frontière, troublé à l'idée de se retrouver borné à une seule fatalité, étreint d'un inévitable sentiment d'inachèvement.


Sans fomenter les mêmes desseins inavouables que pouvait concevoir alors Jules César, chacun s'est trouvé une fois ou l'autre au milieu d'un gué ou sur la corde raide. Il paraît que c'est un exercice salutaire. Sans aller jusqu'à en faire une thérapie, je me contente de mettre en discussion la vertu du vide médian ou de l'entre-deux, l'instant fugace où l'on vit l'illusion de prendre appui sur deux milieux à la fois. Le moment du grand écart, quand s'ouvre à nos yeux étonnés la possibilité de rejoindre deux mondes, de faire en sorte que ces deux mondes existent simultanément pour soi.



C'est une expérience qui peut être bouleversante, et que connaissent plus naturellement les randonneurs et les aventuriers par exemple (ne parlons pas des travailleurs frontaliers, pour qui le grand écart est un exercice quotidien entré dans la banalité). Qui n'a pas déjà joui de l'exaltation de pouvoir poser un pied dans un pays et l'autre dans le pays voisin, surtout quand on arrive au terme d'une ascension vers un col ou un sommet? Qui n'a pas tenté, ou au moins rêvé, de mettre un pied en Europe et l'autre en Asie au franchissement d'un pont sur le Bosphore? Qui n'a pas cédé au plaisir typiquement islandais de prendre pied dans le  "graben" du rift médio-atlantique entaillé de failles, d'où s'écartent les deux plaques tectoniques de l'Amérique du Nord et de l'Eurasie? Combien sont ceux, heureux et fortunés, qui ont baroudé dans les Alpes Rhétiques, pour réaliser qu'ils piétinaient des hautes terres, dont les différents versants basculaient simultanément vers la Mer du Nord, la Méditerranée et la Mer Noire. Un endroit magique où une même pluie est capable ponctuellement d'alimenter en eau les 3 grands bassins du Rhin, du Po et du Danube, constitutifs de l'Europe dans toute son extension ...


Où est-ce que je veux donc en venir? C'est d'abord le moment de rendre la parole à certains parmi nos panellistes, puisqu'il en est qui se sont largement familiarisés avec les voyages au long cours et le franchissement de frontières. Comment s'est exprimée chez eux la sensation du vide médian? Qu'ils parlent donc ! Ensuite, vous n'aurez guère de mal à me suivre dans une déclinaison des versions métaphoriques du grand écart.

Quittant la frontière située dans l'espace, une transposition dans un cadre temporel se conçoit aisément. La position qui consiste à avoir un pied dans le passé et l'autre dans le futur prend souvent un sens initiatique. Pensons à la célébration du Nouvel An, aux rites de passage vers l'âge adulte, ou simplement à l'impact que les levers et les couchers de soleil peuvent avoir sur nos esprits. La métaphore fait son chemin et peut nous renvoyer au sujet même de notre Table Ronde, si l'on veut bien penser à l'importance des césures dans nos parcours personnels, à l'élargissement du regard quand deux personnes dépassent leurs différences dans une discussion controversée, aux enfants embellis par la double culture de parents allochtones, à tous les efforts pour jeter de nouveaux ponts ou abattre des murs irrationnels. Aujourd'hui, pour un entretien d'embauche, on ne vous  demande plus quels sont vos diplômes; on vous demande plutôt: combien de frontières avez-vous déjà franchies?





03/05/2017

Bonjour, Flora. Tu embarques ?

Bonjour,

Bravo pour l'organisation !
J'aime beaucoup vos questions et je pense que je vais prendre le temps de contribuer au blog.
En attendant, voici mes informations:

Je m'appelle Flora Vincent, j'ai 28 ans et suis née à côté de Marseille. Je viens de terminer ma thèse à l'Ecole Normale Supérieure à Paris, où j'ai passé trois ans à analyser les données issues d'une expédition internationale appelée Tara Océans (voir video, ci-dessous) et m'envole pour l'Israël en Septembre pour poursuivre ma carrière de chercheuse en microbiologie marine. Née d'un père français et d'une mère japonaise, d'un ingénieur et d'une littéraire, et ayant passé un peu de temps à l'étranger, le choix d'une thèse en France n'a pas été clair dès le début, j'ai même tout fait pour l'éviter. Une suite de rencontres, mentors, et (beaucoup) de stages ont créé des opportunités que je ne pouvais refuser.

Au cours de ma thèse j'ai co-fondé et co-dirigé pendant 4 ans une association de promotion des sciences et de la mixité en science, à travers le développement et la diffusion d'outils innovants basés sur le numérique, la collaboration avec des artistes, des non scientifiques, avec l'objectif de susciter une curiosité scientifique auprès du grand public en usant d'un ton décalé et ludique. Une aventure entrepreneuriale mais "sans but lucratif " dont j'ai beaucoup appris en terme de management, relationnel, gestion de projet et levée de fond et qui m'a permis de sortir la tête du labo quand il fallait prendre l'air... 

Une citation: "Les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images"; j'étais obligée de citer Pagnol, étant originaire d'Aubagne !

Voilà, en quelques lignes, une brève présentation. J'ai hâte de lire les vôtres.



06/03/2017

Primauté de l'acteur individuel sur tout système

Bien sûr, la prise de responsabilité est partout.  Il n'y aurait pas de jeu d'acteurs sans un plateau, un casting, une production, des sponsors, des réalisateurs, des attachés de presse et des imprésarios, des critiques, un public, le tout étant cadré dans une politique publique en débat. Il en va de même dans la recherche contemporaine, car il y faut évidemment un système adapté et cohérent pour faire fonctionner tous ces chercheurs. En même temps, prenons garde de n'être point obnubilés par le système, tous les systèmes. Ne sont-ils pas eux-mêmes contingents et transitoires?

Ici, nous essayons de nous laisser toucher simplement par l'élan personnel qui fait de l'individu un chercheur en puissance. L'objet de notre Table Ronde n'est autre que de s'ouvrir à la conscience du chercheur. Sa carrière, son statut, ses conflits d'intérêts, nous en sommes bien conscients: ils existent et ils pèsent. Mais n'entrent pas dans notre propos. Voici où nous en sommes: quelles fibres à l'intime de l'humain est-il possible de faire vibrer, pour voir apparaître des individus ouverts et créatifs ... et qui le deviennent parfois au point de ne plus se suffire d'un système trop pesant (hélas, c'est alors la fuite des cerveaux, ou celle des artistes)?

Pour nous questionner sur l'élan du chercheur ou de l'artiste, il nous est loisible de prêter attention aux témoignages vécus de ceux et celles qui s'y sont effectivement engagé et qui nous rejoignent ici, ou bien de nous retourner simplement sur nous-mêmes, en qui sommeillent forcément de telles potentialités. Notre Table Ronde, pour la commodité, propose une feuille de route (article du 24/01/2017), mais il est possible d'être interpellés de multiples manières en réveillant telle ou telle ressource intérieure, tel ou tel penchant plus ou moins inconscient. Voici, ci-dessous, une poignée de traits caractéristiques, qui pourraient nous rappeler à notre identité de chercheurs (qui peut être s'ignorent). Comme par jeu, demandons-nous:

Suis-je le marginal de quelqu'un? La marginalité est le lieu de toutes les expérimentations. Les états naissants se saisissent d'éléments libérés d'un système, pour les intégrer dans de nouvelles combinaisons. La marginalité est le lieu de toutes les expérimentations. Le "marginal" est souvent un hybride social aux multiples appartenances, qui nie le cloisonnement des rôles sociaux et s'en trouve renforcé. Selon le sociologue Yves Barel (La marginalité sociale, Grenoble, PUG, 1979), la déviance a été à l'origine de toutes les innovations qui ont compté dans l'histoire de l'humanité. De multiples inventions et progrès seraient nés de la marginalité scientifique, artistique, religieuse, sociale, politique et économique. Tout courant innovateur a commencé par être marginal et minoritaire.

Suis-je suffisamment indiscipliné pour être pluridisciplinaire? François Taddei. directeur du Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) lié aux Universités Paris-Descartes et Paris-Diderot, s'est fait le champion de cette approche à la fois exigeante et stimulante. Il forme des étudiants avec la contrainte de devoir travailler dans des laboratoires qui ne sont pas ceux de leur formation d'origine. Dans un rapport sur l’éducation remis à l’OCDE, François Taddei indique qu'au xxie siècle tout le monde doit avoir appris à apprendre, à coopérer, à accéder à tous les savoirs disponibles, notamment par les nouvelles technologies. Il propose que les systèmes éducatifs s’inspirent de la « culture du questionnement ». Dépasser inlassablement toutes les représentations du réel qui nous viennent d'une culture binaire.

Suis-je le complice de ma vulnérabilité? Parce que cette vulnérabilité assimilée devient le creuset de possibles rebonds, et le garant de toute valorisation de ce qu'il peut y avoir d'unique en chaque être singulier. C'est le credo de Charles Gardou (Pascal, Frida Kahlo et les autres, Erès, 2014). Dans son essai, il  nous convainc de la force de la vulnérabilité dans tout processus de création. Robert Schumann, Frida Kahlo, Rousseau, Pascal, Dostoïevsky, Joël Bousquet, Helen Keller, Démosthène: leur vulnérabilité s'élargit à tous, comme pour insuffler la force de la dépasser.

Suis-je resté jeune ... relativement? Yves Rocard assène malicieusement quelles sont les étapes déterminantes de la vie du chercheur: un âge pour apprendre, un âge pour créer, un âge pour empêcher les autres de créer. Comme dans toute caricature, il convient de distinguer la perle de vérité de sa coquille grotesque. Or, il en va de la création comme de la vie. Elle prolifère avant de se replier sur l'essentiel. Il y a un optimum dans tout processus de développement, qu'il faut accueillir plutôt que de le renier.

Suis-je faillible ... en toute conscience? L'Ecole Normale Supérieure de la Rue d'Ulm organisait en 2009 le Festival "Détrompez-vous" pour célébrer l'erreur scientifique, celle qui ouvre une voie en en fermant une autre. L'erreur fait partie du cycle de la recherche. Etienne Klein s'y réfère comme "d'un combustible de la recherche". Il faut en faire, des erreurs, mais aussi les voir, et vouloir les intégrer au raisonnement. On écrit des livres avec les erreurs célèbres de Louis Pasteur, mais c'est justement pourquoi on peut dire aujourd'hui qu'il y a eu un avant et un après Pasteur ... Le même François Taddei et quelques uns de ses pairs ont fondé un journal scientifique dédié aux "Negative Results", du jamais vu ! Léguer à la science ce qui ne va pas, ce qui déjoue les plans du chercheur, ce qui heurte l'imagination. Tout ça pour en faire un matériau de réflexion et d'analyse d'une puissance insoupçonnée.

Suis-je assez distant de mes sources? Déplacé, bousculé dans mon confort et mes repères, jusqu'à forcer mon imagination créatrice? "Fashion Mix" au Musée de l'histoire de l'immigration, en 2015, donnait de la vitalité des transfuges des exemples incontestés en haute couture. Ce sont des couturiers et stylistes étrangers qui ont apporté un souffle nouveau au savoir faire français. Schiaparelli, Miyake, Balenciaga, Rabanne, Cardin, etc, laissent entrevoir un cortège de créateurs bonifiés par la traversée des cultures. Des plus grands jusqu'aux  plus modestes, comme les petites mains brodeuses, issues de l'émigration russe au siècle dernier. Ce qui faisait dire au prospectiviste Thierry Gaudin que l'innovation était le plus souvent le fait de personne déplacées (De l'Innovation, L'Aube, 1998).

Suis-je capable de me décaler? Une question qui se réfère à la philosophie du détour.  Il y a double fécondité du détour dans l'espace (relecture de ses acquis via des cultures étrangères: voir François Jullien, Simon Leys) et du détour dans le temps (anachronismes révélateurs des invariants de l'âme humaine, voir l'exposition au Musée du jeu de Paume "Soulèvements" en 2016).

Suis-je insatiable dans ma quête? C'est Saint Augustin qui disait: "Cherchons avec le désir de trouver, et trouvons avec le désir de chercher encore". La culture du questionnement n'a pas suffisamment envahi nos espaces éducatifs, comment imprégnerait-elle notre vie publique? Les pays scandinaves cependant sont allés plus loin que nous. Et pourtant, cette culture n'est-elle pas déjà bien présente dans l'ancienne tradition juive? Le moteur de tout dépassement humain devrait être la curiosité et non pas la récompense sociale. Cette curiosité native échappe à toutes les inégalités, mais encore faut-il la pratiquer.


Arrêtons là cette énumération ludique. Les mots ne sont que des mots, les témoignages resteront plus proches de la vérité. Nos jeunes chercheurs vont réagir. Ils auront leurs mots à eux, mais c'est la lumière qui les habite qui importe en fin de compte. Le directeur de thèse d'Emmanuelle Charpentier (co-inventeur de ciseaux de l'ADN, Prix L'Oréal-UNESCO 2016 de la femme de science) récemment interviewé capte l'élan de son élève en 5 mots: Curieuse, enthousiaste, indépendante, déterminée, perfectionniste. Encore d'autres mots pour la même histoire. Elle avoue elle-même que le fait d'avoir bougé dans sa brève carrière lui a donné une liberté qui lui permit de prendre des risques décisifs. Nous dormons la nuit, le jour est donc fait pour bouger.