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19/05/2017

Regarder ce que les autres ne regardent pas

Voilà quel est l'aiguillon qui pousse Anabelle à donner le meilleur d'elle-même. Le regard est la clé. Tout ce qui s'offre à la vue est offert. C'est gratuit, pourquoi s'en priver, pourquoi s'engluer la vue dans le cliché et la familiarité quand on sait qu'il suffit d'écarter un peu le voile? Chez nos amis chercheurs, le regard est leur premier instrument. Il est exercé par un long écolage pour faire sienne une panoplie de bonnes pratiques (bibliographie, modélisation, protocoles, essai-échec, répétabilité, réfutation par les pairs, etc), sur lesquelles asseoir l'originalité et la crédibilité de ses conclusions. Le regard d'Anabelle, selon ses propres mots, c'est l'attention constante à ce qui peut échapper aux autres, c'est l'importance du détail qui passerait inaperçu, c'est le langage des signaux faibles.



On connaît le regard qui tue ... voici le regard qui crée
Il est vrai que le paysage d'Anabelle est loin de rappeler le décor de nos jours. Il plonge dans l'infiniment petit. Il règle tout simplement la vie de nos chromosomes. Le Prix Nobel de médecine de 2009 avait révélé au grand public l'importance des télomères, ces terminaisons chromosomiques dont la détérioration accompagne inexorablement le vieillissement cellulaire, et de la télomérase, l'enzyme capable de régénérer les télomères.  La même télomérase peut aussi être accidentèlement suractivée dans un processus qui aboutit à la prolifération cancéreuse. Anabelle dirige une équipe de recherche qui se penche sur un mécanisme alternatif de maintien des télomères, capable de jouer un rôle dans  le passage à l'état tumoral, notamment dans les cancers pédiatriques de l'os ou du cerveau.
Anabelle met son équipe sur deux voies parallèles:
- la recherche de molécules susceptibles d'empêcher le maintien des télomères par ce mécanisme alternatif (nécessitant une collaboration avec des chimistes et le don de cellules de la part des patients);
- l'élucidation des voies biologiques qui permettent aux sujets s'adonnant à des activités physiques régulières de voir leurs télomères protégés au-delà  des évolutions constatées chez les sédentaires (nécessitant une collaboration avec des kinésithérapeutes et le don de biopsies de la part de volontaires).

On croisait le fer ... ici, on préfère croiser les regards
On constate d'emblée combien le chercheur doit se mouvoir dans un champ pluridisciplinaire, et conjuguer les apports d'autres spécialistes (ici: des chimistes, des cliniciens, des kinésithérapeutes, etc) pour apporter leur expertise autour des avancées circonscrites aux conditions du laboratoire chef de file. Tout ça pour dire qu'une équipe de recherche s'appuie sur des échantillonnages et dépose des résultats qui ont vocation à faire sens au-delà des conditions du laboratoire leader. Et qui, de ce fait, mettent en mouvement des compétences extérieures à des moments déterminés. C'est une analogie avec l'oeuvre d'art, si l'on veut bien adopter une perspective plus large. De même que l'oeuvre d'un artiste finit par lui échapper et se trouve investie du sens que veulent bien lui donner ses admirateurs, les percées scientifiques ont forcément des résonances au-delà de leur périmètre expérimental, et concernent tôt ou tard des constellations d'autres chercheurs, qui se trouvent appartenir à des univers emboîtés.

A cet égard, il faut aussi considérer l'architecture organique du travail en laboratoire. Pour traduire en expériences finalisées la stratégie globale de recherche d'Anabelle, 5 collaborateurs sont à la tâche, qui viennent d'horizons les plus divers (nationalités belge, française, grecque, italienne et tchèque). En effet, l'économie des circuits courts, du commerce de proximité et de la préférence nationale qui jouit d'un capital de sympathie dans les opinions publiques n'a pas sa place dans les milieux de la créativité, qu'elle soit scientifique ou artistique. Une équipe attelée à des investigations pointues, sous la pression d'une concurrence internationale de tous les instants, ne pourra faire sa place que si elle recrute à un moment donné les collaborateurs les plus finement ajustés à leur tâche, sans égard pour leurs passeports.
En dernier ressort, l'économie de la recherche ne circule qu'à travers des réseaux connectés internationalement. Pour Anabelle, cela représente en aval la conduite de son groupe multicolore, mais aussi en amont le suivi des données pertinentes produites dans 20 à 30 laboratoires capables de concourir au même niveau à l'échelle planétaire.



Aujourd'hui, Anabelle vous laisse un message simple, qui est le fruit de son expérience en matière de créativité scientifique. Davantage que la conjugaison d'une multiplicité d'origines qui est devenu une évidence dans le montage de projets, c'est la conjugaison des héritages de grands maîtres (les vrais patrons de la recherche au sens de l'originalité absolue de leur mode de pensée et de leurs méthodes d'investigation) qui permet d'optimiser une équipe désireuse d'émerger. Voyez-vous, c'est un peu comme dans un autre domaine artistique: celui de la musique. On ne fait de la bonne musique qu'avec d'excellents interprètes. Mais peu importe la nationalité de ceux-ci, pourvu qu'ils aient été formés par tel ou tel grand maître qui aura laissé une empreinte indélébile.

La leçon qu'il faut en tirer pour de jeunes créatifs serait certainement celle-ci: après une bonne formation de base, allez faire vos preuves chez les meilleurs du moment, comme le font les "compagnons du tour de France", qui perpétuent le savoir faire des métiers d'art. Si vous cherchez l'excellence, soyez compagnon du tour du monde. Anabelle a donc fait sa biochimie chez l'un de ces maîtres, sa génétique chez un autre, et sa découverte de la complexité des cellules humaines chez un troisième. Le chercheur est un passeur de relais, tout le contraire d'une tour d'ivoire. A bon entendeur ... salut !

17/05/2017

Fabrice, l'homme-frontière

(et Till le bouffon...)

Fabrice est le benjamin de notre petite équipe. Ce qui fait sens pour lui, c'est particulièrement la notion de frontière. C'est un praticien du grand écart qui nous fascinait dans l'article précédent. Un pied dans un domaine, l'autre pied dans un domaine connexe, comme pour taquiner les deux pôles d'une batterie: du même coup, Fabrice se sent traversé par un courant électrique.

Son travail de recherche, qui le conduit à une thèse en septembre, se place précisément sur une frontière entre plusieurs domaines (chimie organique et chimie minérale, le vivant et l'inerte) qui ont chacun sa relative autonomie, jusqu'au moment où s'est présentée l'opportunité d'emprunter à l'un des acquis entrant dans l'élaboration de solutions pour l'autre. Il vous en parlera mieux que moi.

Autre frontière pour Fabrice, celle qui distingue des univers musicaux aussi différents que la musique classique et les musiques contemporaines (jazz, folk, pop, expérimentales). Fabrice n'est donc pas seulement un chercheur scientifique, il est aussi un chercheur d'expression musicale, pianiste et compositeur, et son inspiration puise encore à la jointure entre ces esthétiques différenciées.



Il est photographié devant la statue de Till l'Espiègle (et Nele sa compagne). Ce personnage imaginaire, de son vrai nom Thyll Eulenspiegel (Uylenspiegel en néerlandais), serait né au XVIème siècle en Basse-Saxe et eut la bonne fortune d'avoir été mis en scène dans plusieurs romans populaires en Allemagne et aux Pays-Bas.  Till est l'archétype du bouffon attaché aux cours princières, du saltimbanque des réjouissances populaires, du provocateur des puissants, de l'iconoclaste de toutes les "bien-pensances". Dans le roman du belge De Coster, il se déclare "fils qu'Heureux Hasard eut un jour avec Bonne Aventure". Il multiplie les farces en tous genres, se joue du langage en tordant le sens des mots, et ose tourner en dérision la réputation des notables. Les symboles du miroir et de la chouette qui sont inscrits dans son nom germanique renvoient à une forme de clairvoyance, et au jeu inépuisable des images inversées, pour poser aux suffisants de ce monde la question dérangeante du vrai et du faux.



Attention: rien n'est fortuit, tout se résout en opportunités. Fabrice s'est fait photographier sous le regard amusé de Till l'Espiègle, pour nous dire peut être que la figure du bouffon, celle qui défie le sens commun, n'est pas complètement étrangère au mode créatif. Dans la science comme dans la musique, sortir du cadre est le chemin le plus court pour y retourner.

03/05/2017

Bonjour, Flora. Tu embarques ?

Bonjour,

Bravo pour l'organisation !
J'aime beaucoup vos questions et je pense que je vais prendre le temps de contribuer au blog.
En attendant, voici mes informations:

Je m'appelle Flora Vincent, j'ai 28 ans et suis née à côté de Marseille. Je viens de terminer ma thèse à l'Ecole Normale Supérieure à Paris, où j'ai passé trois ans à analyser les données issues d'une expédition internationale appelée Tara Océans (voir video, ci-dessous) et m'envole pour l'Israël en Septembre pour poursuivre ma carrière de chercheuse en microbiologie marine. Née d'un père français et d'une mère japonaise, d'un ingénieur et d'une littéraire, et ayant passé un peu de temps à l'étranger, le choix d'une thèse en France n'a pas été clair dès le début, j'ai même tout fait pour l'éviter. Une suite de rencontres, mentors, et (beaucoup) de stages ont créé des opportunités que je ne pouvais refuser.

Au cours de ma thèse j'ai co-fondé et co-dirigé pendant 4 ans une association de promotion des sciences et de la mixité en science, à travers le développement et la diffusion d'outils innovants basés sur le numérique, la collaboration avec des artistes, des non scientifiques, avec l'objectif de susciter une curiosité scientifique auprès du grand public en usant d'un ton décalé et ludique. Une aventure entrepreneuriale mais "sans but lucratif " dont j'ai beaucoup appris en terme de management, relationnel, gestion de projet et levée de fond et qui m'a permis de sortir la tête du labo quand il fallait prendre l'air... 

Une citation: "Les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images"; j'étais obligée de citer Pagnol, étant originaire d'Aubagne !

Voilà, en quelques lignes, une brève présentation. J'ai hâte de lire les vôtres.



21/04/2017

Le salon de conversation, sinon l'ailleurs

·      Notons bien que notre exercice prend soin de préférer le vocable "créatif" à celui de "créateur", pour désigner nos jeunes témoins et leurs engagements diversifiés. "Créateur" serait trop emphatique. "Créatif" souligne plutôt la reconnaissance chez chacun d'une potentialité à faire advenir du nouveau, de la singularité, de l'impensé, sans préjuger des formes que leurs contributions talentueuses pourraient prendre.

Or, c'est là que nous rencontrons une question éventuellement polémique. On nous demande pourquoi il faudrait asseoir à la même table des chercheurs scientifiques et des artistes, des écrivains et des entrepreneurs. Un individu créatif dans les sciences, dans l'entreprise, dans les arts et lettres, dans l'animation sociale peut-il légitimement incarner chaque fois la même valeur?

D'où cette question cruciale: y aurait-il quelque chose de commun entre la création substantielle - un art majeur - et la création relationnelle - un art mineur comme certains voudraient bien le dire?

Il est clair que nous avons déjà répondu à cette perplexité, en assumant la décision de réunir ces différents talents côte à côte, et en les invitant à partager leur vécu. Peut être les uns produisent-ils un savoir codifié, tandis que les autres s'appuieraient sur un savoir empirique. Les uns livrent des nouveaux procédés, biens et services, les autres du lien social, de l'immatériel. Les uns participent à l'économie de marché, les autres relèvent du secteur non marchand. Mais tous insufflent à notre société un principe vital: la capacité à se renouveler, à évoluer, à connaître l'enchantement.

Nous posons donc à ce stade un postulat: leurs formes de créativité sont bien distinctes, mais les instincts créatifs s'abreuvent à la même source. Quelque chose qui s'apparente à un horizon commun, un même désir impérieux de se dépasser et d'agrandir le patrimoine commun. Et, pour ce faire, les élans de nos créatifs doivent bien avoir quelque chose de familier entre eux.

C'est ainsi que Lagasnerie (Logique de la création, Fayard, 2011) insiste sur la convergence des courants de pensée historiquement situés: l'auteur invite à ... "faire voler en éclats la distinction entre les travaux qui porteraient sur des objets particuliers (nous disions "substantiels") et ceux qui s'efforceraient d'affronter les problèmes les plus abstraits et les plus universels (nous disions "relationnels")."

Dumézil, cité par Lagasnerie, s'était donné pour projet de montrer comment différents niveaux de la réalité sociale, politique, culturelle, etc, pouvaient être régis par une même loi, un même schéma, un principe commun. A quoi Michel Foucault fait écho dans une autre formulation: "La pensée n'est pas à rechercher seulement dans des formulations théoriques, comme celles de la philosophie ou de la science; elle peut et doit être analysée dans toutes les manières de dire, de faire, de se conduire, où l'individu se manifeste comme sujet de connaissance." On peut bien créer en substance, ou recomposer l'univers relationnel, on n'en est pas moins créatif sous autant d'aspects pour l'ensemble de ses semblables.


Maintenant, étant admise la pertinence de toutes les manifestations du génie créatif, prenons un pas de recul et posons-nous la question de la possibilité, et de la signification, d'une compénétration de ces univers mentaux.
La spécialité ou la discipline ne fait pas le créatif. Ce sont plutôt des créatifs qui, par leurs dispositions mentales, apportent à telle ou telle discipline du vent nouveau. "L'inspiration ou l'intuition ne sont ni des facultés innées, ni des qualités naturelles et inexplicables. Ce sont des attitudes et des dispositions mentales (...) Elles réclament de savoir s'émanciper et s'affranchir des frontières qui, comme les frontières institutionnelles, bloquent la libre circulation des idées et des concepts, pour se mettre à l'écoute des nouveaux possibles, des nouvelles paroles, ou des gestes inattendus qui surgissent dans les espaces autres que le sien," dit encore Lagasnerie. Par exemple, un compositeur de musique contemporaine comme Pascal Dusapin  confesse que son espace de réflexion n'est pas strictement musical, puisqu'en font partie des peintres (Soulages), des écrivains (Beckett), des philosophes (Deleuze), des critiques littéraires (Barthes), mêmes des architectes, etc.



"Les communautés créatrices (...) ont décidé d'élargir au maximum leur horizon intellectuel, de se donner à elles-mêmes d'autres interlocuteurs, de se mettre en rapport avec des individus qui appartenaient à d'autres univers et à d'autres traditions que les leurs". Ou encore : "C'est la transformation et l'hybridation, les unes au contact des autres, d'influences hétérogènes et diverses qui engendrent l'émergence de l'inédit et du singulier." Un constat partagé par des penseurs de tous bords. Michel Serres, auteur du tiers instruit, s'en saisit comme d'une idée maîtresse: "On trouve de ne pas trancher; de ne pas siéger en quelque tribunal. La critique ruine l'invention" (Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde, Le Pommier, 2009). Une conception dans laquelle se glisse avec la même conviction un François Cheng, penseur du vide médian: " S'il n'y a plus rien de nouveau sous le soleil, tout est toujours nouveau par ce qui naît entre" (Le dialogue, Desclée de Brouwer, 2002); aussi bien un Régis Debray, amoureux de l'entre-deux: "Sciences dures ou sciences molles, c'est dans leur entre-deux que la science progresse" (Eloge des frontières, Gallimard, 2010); tout autant une psychanlalyste à l'exemple de Julia Kristeva, l'étrangère comme elle aime à se considérer: "De n'appartenir à rien, l'étranger peut se sentir affilié à tout, et cette apesanteur dans l'infini des cultures et des héritages lui procure l'aisance insensée d'innover" (Etrangers à nous-mêmes, Gallimard/Folio, 2011); ou encore un romancier tel que Mathias Enard: "Sur toute l'Europe souffle le vent de l'altérité, tous ses grands hommes utilisent ce qui leur vient de l'Autre pour modifier le Soi, ... car le génie veut l'utilisation de procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant d'église et de l'harmonie" (Boussole, Actes Sud, 2015).


Mais pour rendre possible la confluence féconde de ces univers, encore faut-il disposer d'espaces interactifs appropriés. C'est Pierre Boulez qui voulait réhabiliter la forme "salon", en s'écartant de la forme "académie" qui cautionne l'entre-soi. Les associations bruxelloises sont coutumières des "tables de dialogue" pour mettre le salon au grand air. Et puis, n'oublions pas le luxe du voyage, la force du déplacement. La rencontre des univers se fait magistralement sous le regard de personnes déplacées, car le dénuement du voyage prépare les esprits au miracle de la rencontre (voir "De l'innovation", Thierry Gaudin, L'Aube, 1998; ou "Le gaucher boîteux", Michel Serres, Le Pommier, 2015). Mais ceci est une autre histoire.

02/04/2017

Peut-on dés-institutionnaliser la veine créatrice ?

C’est l’hypothèse d’un glissement de l’attention de nos esprits créatifs, de l’exploration du monde vers l’exploration de l’humain.
Pour en prendre conscience, il ne convient sans doute pas de se placer sur un plan trop rationnel ou trop structuré. Car la plupart des cercles académiques s’accrocheront à l’idée, avec bien des évidences incontestables, que les grandes conquêtes de l’espace, de la matière, de l’intelligence, de la santé, etc, continuent à occuper des générations de chercheurs passionnés. Et c’est vrai. Mais on ressent néanmoins quelque chose comme … un glissement.

Il y a des signes avant-coureurs. Par exemple, le déclin régulier depuis environ 2 décennies, au moins pour les régions les plus développées, de la proportion des nouveaux inscrits dans les facultés scientifiques et technologiques, par opposition à la popularité renforcée des sections langues-commerce-droit-arts du spectacle (ou apparentées), signalant l’intérêt grandissant pour tout ce qui est de l’ordre du relationnel.

Même notre modeste petit exercice de Table Ronde sans prétention commence à suggérer une tension entre ces aventures parallèles, qui vont se situer dans les sciences dures, les sciences molles ou, de manière confuse, au coeur des apprentissages qui relèvent directement de la connaissance de l’autre. N’en faisons pas des généralités, mais reconnaissons néanmoins que, balayant autour de nous le vaste champ de la créativité, ce sont nos interlocuteurs des sciences dures qui se montrent aujourd’hui les plus réticents à se considérer encore des aventuriers de la connaissance; même s’ils avouent connaître indubitablement les mêmes passions, et des émerveillements de même nature que tous les autres passeurs d’horizons. Ils ont plus de mal que leurs anciens à se mettre en scène dans leurs habits de pionniers, et ne sont pas spontanément demandeurs de communication avec leurs semblables. Ils sont plus couramment pris de doutes sur leur rôle social, quand bien même leurs conquêtes continueraient à inspirer le respect.

Au contraire, notre exercice à l’écoute des jeunes en mode créatif nous a révélé de bien belles surprises, sous la forme d’adhésions inattendues. Tout se passe comme si l’esprit créatif devenait apparemment plus porteur d’espoir dans la conscience d’un anthropologue, d’un animateur culturel ou social, d’un historien, d’un romancier, en écho à ces lieux d’apprentissage s’adressant directement à l’humain. Pour eux, le laboratoire, c’est la ressource humaine et ses constructions sociales et culturelles (entendant la science elle-même comme une manifestation culturelle, au même titre que les arts et les lettres). Ces témoins-là, aux frontières de l’humain, nous montrent par leur soif d’expériences et de confrontations intellectuelles être plus prompts à se porter aux premières lignes d’une autre vision du progrès.


Il nous tarde d’entendre les réactions de nos protagonistes dévoués aux sciences dures, parce qu’ils détiennent pour longtemps encore la clé d’une meilleure gestion de notre milieu, mais souffrent apparemment d’une timidité à croiser leurs connaissances spécialisées avec les autres composantes civilisationnelles, où fermente l’imagination collective par laquelle nous faisons société.

06/03/2017

Primauté de l'acteur individuel sur tout système

Bien sûr, la prise de responsabilité est partout.  Il n'y aurait pas de jeu d'acteurs sans un plateau, un casting, une production, des sponsors, des réalisateurs, des attachés de presse et des imprésarios, des critiques, un public, le tout étant cadré dans une politique publique en débat. Il en va de même dans la recherche contemporaine, car il y faut évidemment un système adapté et cohérent pour faire fonctionner tous ces chercheurs. En même temps, prenons garde de n'être point obnubilés par le système, tous les systèmes. Ne sont-ils pas eux-mêmes contingents et transitoires?

Ici, nous essayons de nous laisser toucher simplement par l'élan personnel qui fait de l'individu un chercheur en puissance. L'objet de notre Table Ronde n'est autre que de s'ouvrir à la conscience du chercheur. Sa carrière, son statut, ses conflits d'intérêts, nous en sommes bien conscients: ils existent et ils pèsent. Mais n'entrent pas dans notre propos. Voici où nous en sommes: quelles fibres à l'intime de l'humain est-il possible de faire vibrer, pour voir apparaître des individus ouverts et créatifs ... et qui le deviennent parfois au point de ne plus se suffire d'un système trop pesant (hélas, c'est alors la fuite des cerveaux, ou celle des artistes)?

Pour nous questionner sur l'élan du chercheur ou de l'artiste, il nous est loisible de prêter attention aux témoignages vécus de ceux et celles qui s'y sont effectivement engagé et qui nous rejoignent ici, ou bien de nous retourner simplement sur nous-mêmes, en qui sommeillent forcément de telles potentialités. Notre Table Ronde, pour la commodité, propose une feuille de route (article du 24/01/2017), mais il est possible d'être interpellés de multiples manières en réveillant telle ou telle ressource intérieure, tel ou tel penchant plus ou moins inconscient. Voici, ci-dessous, une poignée de traits caractéristiques, qui pourraient nous rappeler à notre identité de chercheurs (qui peut être s'ignorent). Comme par jeu, demandons-nous:

Suis-je le marginal de quelqu'un? La marginalité est le lieu de toutes les expérimentations. Les états naissants se saisissent d'éléments libérés d'un système, pour les intégrer dans de nouvelles combinaisons. La marginalité est le lieu de toutes les expérimentations. Le "marginal" est souvent un hybride social aux multiples appartenances, qui nie le cloisonnement des rôles sociaux et s'en trouve renforcé. Selon le sociologue Yves Barel (La marginalité sociale, Grenoble, PUG, 1979), la déviance a été à l'origine de toutes les innovations qui ont compté dans l'histoire de l'humanité. De multiples inventions et progrès seraient nés de la marginalité scientifique, artistique, religieuse, sociale, politique et économique. Tout courant innovateur a commencé par être marginal et minoritaire.

Suis-je suffisamment indiscipliné pour être pluridisciplinaire? François Taddei. directeur du Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI) lié aux Universités Paris-Descartes et Paris-Diderot, s'est fait le champion de cette approche à la fois exigeante et stimulante. Il forme des étudiants avec la contrainte de devoir travailler dans des laboratoires qui ne sont pas ceux de leur formation d'origine. Dans un rapport sur l’éducation remis à l’OCDE, François Taddei indique qu'au xxie siècle tout le monde doit avoir appris à apprendre, à coopérer, à accéder à tous les savoirs disponibles, notamment par les nouvelles technologies. Il propose que les systèmes éducatifs s’inspirent de la « culture du questionnement ». Dépasser inlassablement toutes les représentations du réel qui nous viennent d'une culture binaire.

Suis-je le complice de ma vulnérabilité? Parce que cette vulnérabilité assimilée devient le creuset de possibles rebonds, et le garant de toute valorisation de ce qu'il peut y avoir d'unique en chaque être singulier. C'est le credo de Charles Gardou (Pascal, Frida Kahlo et les autres, Erès, 2014). Dans son essai, il  nous convainc de la force de la vulnérabilité dans tout processus de création. Robert Schumann, Frida Kahlo, Rousseau, Pascal, Dostoïevsky, Joël Bousquet, Helen Keller, Démosthène: leur vulnérabilité s'élargit à tous, comme pour insuffler la force de la dépasser.

Suis-je resté jeune ... relativement? Yves Rocard assène malicieusement quelles sont les étapes déterminantes de la vie du chercheur: un âge pour apprendre, un âge pour créer, un âge pour empêcher les autres de créer. Comme dans toute caricature, il convient de distinguer la perle de vérité de sa coquille grotesque. Or, il en va de la création comme de la vie. Elle prolifère avant de se replier sur l'essentiel. Il y a un optimum dans tout processus de développement, qu'il faut accueillir plutôt que de le renier.

Suis-je faillible ... en toute conscience? L'Ecole Normale Supérieure de la Rue d'Ulm organisait en 2009 le Festival "Détrompez-vous" pour célébrer l'erreur scientifique, celle qui ouvre une voie en en fermant une autre. L'erreur fait partie du cycle de la recherche. Etienne Klein s'y réfère comme "d'un combustible de la recherche". Il faut en faire, des erreurs, mais aussi les voir, et vouloir les intégrer au raisonnement. On écrit des livres avec les erreurs célèbres de Louis Pasteur, mais c'est justement pourquoi on peut dire aujourd'hui qu'il y a eu un avant et un après Pasteur ... Le même François Taddei et quelques uns de ses pairs ont fondé un journal scientifique dédié aux "Negative Results", du jamais vu ! Léguer à la science ce qui ne va pas, ce qui déjoue les plans du chercheur, ce qui heurte l'imagination. Tout ça pour en faire un matériau de réflexion et d'analyse d'une puissance insoupçonnée.

Suis-je assez distant de mes sources? Déplacé, bousculé dans mon confort et mes repères, jusqu'à forcer mon imagination créatrice? "Fashion Mix" au Musée de l'histoire de l'immigration, en 2015, donnait de la vitalité des transfuges des exemples incontestés en haute couture. Ce sont des couturiers et stylistes étrangers qui ont apporté un souffle nouveau au savoir faire français. Schiaparelli, Miyake, Balenciaga, Rabanne, Cardin, etc, laissent entrevoir un cortège de créateurs bonifiés par la traversée des cultures. Des plus grands jusqu'aux  plus modestes, comme les petites mains brodeuses, issues de l'émigration russe au siècle dernier. Ce qui faisait dire au prospectiviste Thierry Gaudin que l'innovation était le plus souvent le fait de personne déplacées (De l'Innovation, L'Aube, 1998).

Suis-je capable de me décaler? Une question qui se réfère à la philosophie du détour.  Il y a double fécondité du détour dans l'espace (relecture de ses acquis via des cultures étrangères: voir François Jullien, Simon Leys) et du détour dans le temps (anachronismes révélateurs des invariants de l'âme humaine, voir l'exposition au Musée du jeu de Paume "Soulèvements" en 2016).

Suis-je insatiable dans ma quête? C'est Saint Augustin qui disait: "Cherchons avec le désir de trouver, et trouvons avec le désir de chercher encore". La culture du questionnement n'a pas suffisamment envahi nos espaces éducatifs, comment imprégnerait-elle notre vie publique? Les pays scandinaves cependant sont allés plus loin que nous. Et pourtant, cette culture n'est-elle pas déjà bien présente dans l'ancienne tradition juive? Le moteur de tout dépassement humain devrait être la curiosité et non pas la récompense sociale. Cette curiosité native échappe à toutes les inégalités, mais encore faut-il la pratiquer.


Arrêtons là cette énumération ludique. Les mots ne sont que des mots, les témoignages resteront plus proches de la vérité. Nos jeunes chercheurs vont réagir. Ils auront leurs mots à eux, mais c'est la lumière qui les habite qui importe en fin de compte. Le directeur de thèse d'Emmanuelle Charpentier (co-inventeur de ciseaux de l'ADN, Prix L'Oréal-UNESCO 2016 de la femme de science) récemment interviewé capte l'élan de son élève en 5 mots: Curieuse, enthousiaste, indépendante, déterminée, perfectionniste. Encore d'autres mots pour la même histoire. Elle avoue elle-même que le fait d'avoir bougé dans sa brève carrière lui a donné une liberté qui lui permit de prendre des risques décisifs. Nous dormons la nuit, le jour est donc fait pour bouger.