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29/05/2017

"La pensée voit" ... et le regard pense

Titre inspiré d'Alexis Jenni (Son visage et le tien, Albin Michel, 2014).

L'infime détail qui fait la différence !
Rappelons-nous telle ou telle visite d'une exposition d'art chinois, et nos émois devant les lavis éthérés de lettrés classiques, dont la subtilité allait jusqu'à attribuer à leurs paysages des titres improbables. Quelques exemples bien réels, parmi d'autres:
- L'appel de la grue couvrant une onde claire
- Propos échangés au hasard d'une rencontre sur la falaise du pin
- Couple de dames à la recherche de la fraîcheur
- Rêvant de l'immortalité dans une chaumière
Or, nous avions beau écarquiller les yeux, tous ces paysages "shanshui" sous nos yeux semblaient immuables, faits de monts et vallées à perte de vue, cascades et étangs, rochers et arbres rabougris. Il fallait presque s'aider d'une loupe et y mettre un temps suffisant pour déceler, en dehors des axes de la perspective, la présence incongrue et insignifiante de l'animal, du personnage ou d'une action en cours, noyés dans l'immensité du paysage et où s'exprime avec politesse l'état d'âme de notre artiste oriental.



Sommes-nous donc assez observateurs?
Dans nos vies quotidiennes et nos environnements familiers, nous passons à maintes reprises devant des scènes dont la plupart des acteurs nous échappent également. Nous avons nos repères urbains, nos paysages décadents dont la laideur ne cesse de nous rassurer, tant de masques interchangeables pour peupler nos lieux de passage, mais en réalité nous ne voyons rien. Nous serions les premiers surpris si, comme le spectateur étonné des paysages de lettrés chinois, nous prenions le temps de nous asseoir et de fouiller lentement du regard chaque parcelle de nos paysages les plus fréquentés. Surgiraient alors de derrière les apparences d'innombrables détails inaperçus, tels que des anomalies de constructions, des objets abandonnés, des passants portant le malheur ou le bonheur sur leur visage, un nid d'hirondelles, une lampe allumée en plein jour, un chien boîteux, un vol de papillons, une boîte à lettres débordante, un vieillard collé à sa fenêtre, et ainsi de suite à l'infini.




















Le regard : acte premier de la création?
Pourquoi cette digression apparemment futile? Simplement pour nous faire saisir où commence l'ouverture féconde, qui est vécue si intensément par les personnes au tempérament de chercheur. Ces personnes-là, en effet, seront les premières à avoir aperçu l'appel en pointillés de la grue dans les brumes d'une peinture chinoise, ou le vieil homme effacé derrière sa fenêtre dans l'indifférence d'un trajet familier.



Toute création se sert du regard, mais d'un regard qui relève davantage de l'observation, de l'attention[1] que du pilotage automatique. Léonard de Vinci recommandait le "saper vedere", donc savoir voir, comme si l'observation supposait un apprentissage et impliquait une forme d'investissement personnel. Il y a là un effort, une tension, au bout desquels viendra poindre la capacité à nommer toutes les formes innombrables du réel. Ainsi le chercheur nomme pour appeler, pour peupler son univers. Il ne nomme pas pour ranger, mettre la chose nommée dans une case avec sa naphtaline, comme pour la réduire à son stéréotype. Tous les chercheurs se reconnaîtront. Bien plus, cet art de nommer n'est pas l'apanage de la science, et se rencontre avec un égal bonheur dans les arts et les lettres. Pontalis fait preuve d'une rare intelligence quand il spécifie: "L'apprenti écrivain que je serai toujours devine l'écart entre le mot qui dévoile la chose en la nommant, et celui qui risque toujours de l'abolir en la désignant." Un scientifique n'aurait pas mieux dit.

L'appauvrissement culturel : une faiblesse du regard ?
Nous évoquions donc la primauté de l'observation, mais d'une observation attentive et créatrice, que la plupart des chercheurs (scientifiques, naturalistes, photographes, peintres, psychologues, enquêteurs, etc) connaissent comme une seconde nature. Avec eux, essayons de considérer tout paysage naturel, ou le visage qui s'offre à nous, ou les paramètres plus abstraits d'une étude en cours, comme un véritable thésaurus de signes cabalistiques qu'il faudrait arracher à l'insignifiance. Des signes cachés innombrables, dont les combinaisons sans fin racontent des histoires auxquelles il nous est donné de restituer la plénitude du sens.

L'une d'entre nous, Anabelle, faisait de l'insistance du regard (article du 19/05/2017) une prédisposition du chercheur indispensable à sa créativité.

Comme toutes les prédispositions, elle est aussi donnée à tout le monde, mais doit évidemment s'exercer au quotidien. Deux pédagogues de l'observation auprès de la jeunesse britannique d'un autre temps (Baden Powell et Rudyard Kipling) recommandaient la pratique de jeux d'attention, l'un forçant sur les jeux de piste au grand air, l'autre exploitant le fameux jeu de Kim pour la mémoire visuelle. Peu de chances que ces méthodes fassent encore aujourd'hui beaucoup d'adeptes, quand on constate, par exemple, qu'une bonne moitié de nos concitoyens usagers des  transports en commun préfèrent se replier sur leurs tablettes ou s'isoler entre deux écouteurs. Les caméras de surveillance vont-elles un jour tenir lieu de regard, et délégitimer l'attention du passant à son voisinage?

Parmi nous, Arnaud a fait une remarque pertinente (article du 21/05/2017) sur son besoin de multiplier en ville les rencontres inter-personnelles, celles qui ont horreur de la bulle des connexions virtuelles. Ces rencontres qui ne doivent pas se réduire à des événements ritualisés, mais permettre dans l'inattendu de nos déplacements un nourrissage quotidien aux sources de la diversité culturelle, comportementale et intellectuelle. Sinon : c'est la torpeur qui guette le blasé du regard, dont la superficialité pourrait faire de lui un être démotivé et justement ... insignifiant. Une analyse plus poussée chez Philippe Coulengeon: la sociologie des pratiques culturelles, La Découverte, 2016.

Pour qu'une chose devienne intéressante, il suffit de la regarder longtemps (Gustave Flaubert).



[1] L'attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide, en attente, prête à recevoir dans sa vérité nue l'objet qui va y pénétrer. La vérité ne se trouve pas par preuves, mais par exploration (Simone Weil).

19/05/2017

Regarder ce que les autres ne regardent pas

Voilà quel est l'aiguillon qui pousse Anabelle à donner le meilleur d'elle-même. Le regard est la clé. Tout ce qui s'offre à la vue est offert. C'est gratuit, pourquoi s'en priver, pourquoi s'engluer la vue dans le cliché et la familiarité quand on sait qu'il suffit d'écarter un peu le voile? Chez nos amis chercheurs, le regard est leur premier instrument. Il est exercé par un long écolage pour faire sienne une panoplie de bonnes pratiques (bibliographie, modélisation, protocoles, essai-échec, répétabilité, réfutation par les pairs, etc), sur lesquelles asseoir l'originalité et la crédibilité de ses conclusions. Le regard d'Anabelle, selon ses propres mots, c'est l'attention constante à ce qui peut échapper aux autres, c'est l'importance du détail qui passerait inaperçu, c'est le langage des signaux faibles.



On connaît le regard qui tue ... voici le regard qui crée
Il est vrai que le paysage d'Anabelle est loin de rappeler le décor de nos jours. Il plonge dans l'infiniment petit. Il règle tout simplement la vie de nos chromosomes. Le Prix Nobel de médecine de 2009 avait révélé au grand public l'importance des télomères, ces terminaisons chromosomiques dont la détérioration accompagne inexorablement le vieillissement cellulaire, et de la télomérase, l'enzyme capable de régénérer les télomères.  La même télomérase peut aussi être accidentèlement suractivée dans un processus qui aboutit à la prolifération cancéreuse. Anabelle dirige une équipe de recherche qui se penche sur un mécanisme alternatif de maintien des télomères, capable de jouer un rôle dans  le passage à l'état tumoral, notamment dans les cancers pédiatriques de l'os ou du cerveau.
Anabelle met son équipe sur deux voies parallèles:
- la recherche de molécules susceptibles d'empêcher le maintien des télomères par ce mécanisme alternatif (nécessitant une collaboration avec des chimistes et le don de cellules de la part des patients);
- l'élucidation des voies biologiques qui permettent aux sujets s'adonnant à des activités physiques régulières de voir leurs télomères protégés au-delà  des évolutions constatées chez les sédentaires (nécessitant une collaboration avec des kinésithérapeutes et le don de biopsies de la part de volontaires).

On croisait le fer ... ici, on préfère croiser les regards
On constate d'emblée combien le chercheur doit se mouvoir dans un champ pluridisciplinaire, et conjuguer les apports d'autres spécialistes (ici: des chimistes, des cliniciens, des kinésithérapeutes, etc) pour apporter leur expertise autour des avancées circonscrites aux conditions du laboratoire chef de file. Tout ça pour dire qu'une équipe de recherche s'appuie sur des échantillonnages et dépose des résultats qui ont vocation à faire sens au-delà des conditions du laboratoire leader. Et qui, de ce fait, mettent en mouvement des compétences extérieures à des moments déterminés. C'est une analogie avec l'oeuvre d'art, si l'on veut bien adopter une perspective plus large. De même que l'oeuvre d'un artiste finit par lui échapper et se trouve investie du sens que veulent bien lui donner ses admirateurs, les percées scientifiques ont forcément des résonances au-delà de leur périmètre expérimental, et concernent tôt ou tard des constellations d'autres chercheurs, qui se trouvent appartenir à des univers emboîtés.

A cet égard, il faut aussi considérer l'architecture organique du travail en laboratoire. Pour traduire en expériences finalisées la stratégie globale de recherche d'Anabelle, 5 collaborateurs sont à la tâche, qui viennent d'horizons les plus divers (nationalités belge, française, grecque, italienne et tchèque). En effet, l'économie des circuits courts, du commerce de proximité et de la préférence nationale qui jouit d'un capital de sympathie dans les opinions publiques n'a pas sa place dans les milieux de la créativité, qu'elle soit scientifique ou artistique. Une équipe attelée à des investigations pointues, sous la pression d'une concurrence internationale de tous les instants, ne pourra faire sa place que si elle recrute à un moment donné les collaborateurs les plus finement ajustés à leur tâche, sans égard pour leurs passeports.
En dernier ressort, l'économie de la recherche ne circule qu'à travers des réseaux connectés internationalement. Pour Anabelle, cela représente en aval la conduite de son groupe multicolore, mais aussi en amont le suivi des données pertinentes produites dans 20 à 30 laboratoires capables de concourir au même niveau à l'échelle planétaire.



Aujourd'hui, Anabelle vous laisse un message simple, qui est le fruit de son expérience en matière de créativité scientifique. Davantage que la conjugaison d'une multiplicité d'origines qui est devenu une évidence dans le montage de projets, c'est la conjugaison des héritages de grands maîtres (les vrais patrons de la recherche au sens de l'originalité absolue de leur mode de pensée et de leurs méthodes d'investigation) qui permet d'optimiser une équipe désireuse d'émerger. Voyez-vous, c'est un peu comme dans un autre domaine artistique: celui de la musique. On ne fait de la bonne musique qu'avec d'excellents interprètes. Mais peu importe la nationalité de ceux-ci, pourvu qu'ils aient été formés par tel ou tel grand maître qui aura laissé une empreinte indélébile.

La leçon qu'il faut en tirer pour de jeunes créatifs serait certainement celle-ci: après une bonne formation de base, allez faire vos preuves chez les meilleurs du moment, comme le font les "compagnons du tour de France", qui perpétuent le savoir faire des métiers d'art. Si vous cherchez l'excellence, soyez compagnon du tour du monde. Anabelle a donc fait sa biochimie chez l'un de ces maîtres, sa génétique chez un autre, et sa découverte de la complexité des cellules humaines chez un troisième. Le chercheur est un passeur de relais, tout le contraire d'une tour d'ivoire. A bon entendeur ... salut !

03/05/2017

Bonjour, Flora. Tu embarques ?

Bonjour,

Bravo pour l'organisation !
J'aime beaucoup vos questions et je pense que je vais prendre le temps de contribuer au blog.
En attendant, voici mes informations:

Je m'appelle Flora Vincent, j'ai 28 ans et suis née à côté de Marseille. Je viens de terminer ma thèse à l'Ecole Normale Supérieure à Paris, où j'ai passé trois ans à analyser les données issues d'une expédition internationale appelée Tara Océans (voir video, ci-dessous) et m'envole pour l'Israël en Septembre pour poursuivre ma carrière de chercheuse en microbiologie marine. Née d'un père français et d'une mère japonaise, d'un ingénieur et d'une littéraire, et ayant passé un peu de temps à l'étranger, le choix d'une thèse en France n'a pas été clair dès le début, j'ai même tout fait pour l'éviter. Une suite de rencontres, mentors, et (beaucoup) de stages ont créé des opportunités que je ne pouvais refuser.

Au cours de ma thèse j'ai co-fondé et co-dirigé pendant 4 ans une association de promotion des sciences et de la mixité en science, à travers le développement et la diffusion d'outils innovants basés sur le numérique, la collaboration avec des artistes, des non scientifiques, avec l'objectif de susciter une curiosité scientifique auprès du grand public en usant d'un ton décalé et ludique. Une aventure entrepreneuriale mais "sans but lucratif " dont j'ai beaucoup appris en terme de management, relationnel, gestion de projet et levée de fond et qui m'a permis de sortir la tête du labo quand il fallait prendre l'air... 

Une citation: "Les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images"; j'étais obligée de citer Pagnol, étant originaire d'Aubagne !

Voilà, en quelques lignes, une brève présentation. J'ai hâte de lire les vôtres.



16/03/2017

Un témoignage de chercheur cherchant sa voie

  INTERVIEW

La question pénible, pour l'artiste autant que pour le scientifique, est celle de sa prétendue vocation. Il est vrai que l'intéressé n'aime pas trop se la poser. Mais son public est friand de récits et d'aventures personnelles, aux  accents romanesques! Au moment de vivre des épisodes cruciaux, qui n'apparaissent vraiment déterminants qu'avec le recul des années, les soubresauts d'un parcours personnel auraient tendance à être perçus comme des circonstances anodines et peut être fortuites. La vie moderne impose tellement de pouvoir se justifier en termes exclusifs de résultats que le chemin parcouru aurait tendance à ne plus être ressenti que comme un prix à payer. On en oublierait presque que le chemin est pourvoyeur d'informations et générateur d'opportunités insoupçonnées, où se dévoilent à l'improviste des bifurcations et peut être des tremplins.

La question est posée à EM, savoir s'il a pris conscience de l'intervention d'une main invisible qui aurait pu l'emmener où il ne soupçonnait pas, sans démentir jamais l'horizon ultime de ses rêves inavoués.

Avez-vous vécu de tels dévoilements au seuil de votre vie professionnelle?

"Je me rends compte de l'importance de certaines rencontres, à une époque où ma voie n'était pas encore tracée. Déjà au lycée ... par exemple, l'effet qu'avait fait sur moi cette réflexion d'un professeur d'histoire, qui faisait à ses élèves le reproche d'être passifs et indifférents à l'actualité (de mon temps, disait-elle, nous étions tous communistes ou catholiques, l'abstention était la honte!). Un autre professeur encore, qui me donnait des leçons particulières d'expression écrite et m'avait rendu extraordinairement attentif à l'insignifiant. Elle me forçait à observer ce qu'il y avait de plus banal dans mon entourage, et me torturait jusqu'à ce que je pusse me lancer dans un discours sur ... une chaussure, une corbeille à papiers, une ombre portée, ce vendeur de billets de loterie dans la rue. Cela prête à sourire, mais je sais, au fond de moi, que ces impressions laissées ont inconsciemment joué un rôle dans ma lente orientation vers les sciences du vivant, car s'édifiait en moi un rapport au réel fait de respect et d'attention bienveillante.

Plus tard, en classes préparatoires, un professeur de biologie m'a mis devant mes responsabilités de terrien avec un seul mot, soit 5 petites lettres et un silence. Il y a des sobriétés qui ébranlent ... Pour la première fois dans mes études, on cessait de me poser des questions toutes faites et on me plaçait brutalement devant le mystère. Le devoir à rédiger en quatre heures avait donc pour énoncé: "L'arbre". C'est tout. Des enseignants trop formatés nous auraient demandé: le cycle de vie d'un arbre, ou l'exploitation forestière, ou les maladies des arbres, etc. Voici que l'obligation m'était faite de devoir prendre conscience de la pertinence des questions que je devais me poser à moi-même sur la singularité de cet arbre. Pourquoi un arbre et pas ... rien? Merci aussi à ce professeur de biologie: un éveilleur.

Je saute les années, et me retrouve en fin d'études, engagé dans un projet de doctorat sur le lieu où je venais d'être diplômé. C'est le directeur de cet institut qui m'a alors ébranlé et, sans doute, réellement déniaisé. Il me reçut pour me dire brutalement, alors que j'avais été l'un de ses meilleurs étudiants, qu'il n'était pas question que je poursuive ma recherche doctorale dans l'établissement qui m'avait formé. Selon lui, je me devais de me frotter à d'autres écoles de pensée, à d'autres disciplines, et même à d'autres cultures pour revenir éventuellement à mes sujets fétiches si j'y tenais encore. J'ai appris plus tard que ça relevait de la "philosophie du détour" (voir Paul Ricoeur, François Jullien, Simon Leys et d'autres). Je dois à ce directeur éclairé d'avoir dès lors choisi l'expatriation et des ruptures fortes avec la linéarité de mon précédent cursus.

Le métier rentrant, quelles pratiques propres au processus de la recherche vous ont transformé dans votre manière d'être ou de penser?

Mon sujet de thèse a fait l'objet de discussions passionnantes, et presque philosophiques. Quand je m'immergeais trop vite dans les stratégies et les protocoles de recherche, tel ou tel parmi mes mentors de l'époque m'aidait à prendre distance et m'entrainait dans une réflexion sur la maturité d'une idée. Une chose est de s'enthousiasmer pour une idée avec la conviction qu'elle est bonne. Autre chose est de la faire vivre dans un contexte expérimental subordonné à un état de l'art incomplet. Avec le rattrapage de l'état de l'art, qui relève de l'avancée mondiale du front de la recherche, survient un jour un basculement, qui permet à cette bonne idée de devenir subitement mûre pour être mise à l'épreuve de la vérité ... mais, attention: mûre pour tout le monde en même temps. "Il n'y a rien de plus puissant qu'une idée dont le temps est venu" a pu écrire Victor Hugo, et nous savons bien que cette constatation se vérifie dans tous les domaines. J'ai ainsi appris deux choses:

-       D'une part, le fait que le chercheur n'a pas d'existence propre en dehors d'une communauté de recherche, et que tous se sont mis à la poursuite d'un petit nombre d'idées saisies conjointement à un stade de pré-maturité, mais explorées par de multiples voies parallèles. Ce parallélisme définit la compétition. On se souviendra, par exemple, de la course de lord Kitchener contre la Mission Marchand pour atteindre le cours supérieur du Nil à Fachoda, l'un sur l'axe Nord-Sud, l'autre sur l'axe Ouest-Est. En même temps, chacune de ces voies convergentes autorise la singularité du parcours et la possibilité pour le compétiteur d'une bifurcation connue de lui seul (sérendipité).

-       D'autre part, les termes de cette course à la bonne idée recommandent une combinaison subtile d'utopie et d'opportunisme. L'utopie, c'est le feu sacré, qui éclaire mais qui peut brûler. En revanche, à chaque bifurcation, c'est l'opportunisme intelligent qui prend le dessus.

C'est ainsi que mes premiers mentors n'ont cessé de me pousser à bifurquer. De la cytogénétique en sélection végétale à l'haploïdie, de la sexualité des angiospermes à la mutagénèse, de la radiobiologie à la croissance tumorale, de la réparation de l'ADN à la construction d'OGM. J'ai été amené à travailler sur du matériel végétal, puis microbien et même humain, en compagnonnage avec des équipes de recherche appartenant à des nébuleuses différentes et résolument sans frontières.

Ces prises de conscience vous ont certainement aidé à assimiler les modes de fonctionnement de la recherche, mais ma question allait plus loin. Dépassons le chercheur qui est en vous, et avouez que l'homme qui est en vous s'est peut être aussi transformé. Ce n'est pas l'homme devenu chercheur que nous questionnons, mais plutôt le chercheur rejoignant la communauté des humains avec son regard libéré.

Cette descente dans les tréfonds de notre potentiel d'humanité ne se fait que progressivement, et jamais seul devant son microscope. Elle passe par les croisements de pensées et d'expériences multiples et variées, qui amènent à développer son admiration personnelle envers la profusion de talents capables de se découvrir chemin faisant. Un chercheur qui se découvre tel est un endetté de l'esprit. Qu'en ai-je retiré au plan épistémologique? Certainement, deux choses:

- D'une part, la constatation que le siège fondamental de l'action (ce qu'on appellerait "la scène" si l'on était au théâtre) n'est pas le chercheur isolé, n'est pas davantage son laboratoire fait de composantes hétérogènes, mais se retrouve essentiellement dans le projet sans frontières. Le projet agrège des talents qui se valorisent mutuellement, d'où qu'ils viennent. Il fonctionne autour d'une idée prometteuse en fédérant des forces capables de procurer un avantage compétitif. C'est, en somme un laboratoire sans murs. Même s'il n'a pas d'existence statutaire et garantie dans le temps, il est le lieu de l'inventaire, du débat, du choc des idées, et des événements intellectuels capables d'apporter à la science des retombées multiples et rapidement appropriées. J'ai un peu connu l'aventure de la génomique, qui doit effectivement beaucoup à l'organisation de la recherche en projets internationaux.

- D'autre part, le danger des enfermements dans une spécialisation excessive. On dit couramment qu'il faut au chercheur une vision. Une vision requiert la vue la plus large possible. Je reviens à mon point de départ. J'ai eu la chance de commencer mon cursus par des études d'ingénieur. Ces études m'ont habitué à chercher des réponses à travers des disciplines très diverses, et à combiner les apports de différentes vagues technologiques pour servir l'approfondissement des connaissances dans les domaines traditionnels. Mais l'importance sociétale des travaux de la recherche n'est toujours  pas suffisamment documentée dans les cursus universitaires. Je regrette, comme scientifique, que mes maîtres académiques et leurs sociétés savantes ne m'aient pas assez introduit aux sciences humaines et sociales.
C'est par ma confrontation au réel, particulièrement à l'interface du laboratoire et des composantes de la cité, que j'ai ressenti parfois le besoin d'emprunter les regards d'anthropologues, de sociologues, d'historiens, d'éthiciens entre autres, pour contextualiser mon engagement dans ce métier.

Suggérez-vous que vous êtes amené à pratiquer la recherche différemment en étant capable d'un tel regard inclusif?

Je ne crois pas que ces recadrages avec le secours des sciences humaines m'aient directement influencé dans mes démarches scientifiques et techniques. En revanche, ils ont eu une influence déterminante sur mon langage lexical, sur ma façon de communiquer avec les autres acteurs sociaux, sur ma compréhension du rôle des déterminismes culturels dans l'exercice de la pensée rationnelle, sur la reconnaissance de la dimension de service qui incombe aussi à la recherche publique."

FIN DE L'INTERVIEW.