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21/04/2017

Le salon de conversation, sinon l'ailleurs

·      Notons bien que notre exercice prend soin de préférer le vocable "créatif" à celui de "créateur", pour désigner nos jeunes témoins et leurs engagements diversifiés. "Créateur" serait trop emphatique. "Créatif" souligne plutôt la reconnaissance chez chacun d'une potentialité à faire advenir du nouveau, de la singularité, de l'impensé, sans préjuger des formes que leurs contributions talentueuses pourraient prendre.

Or, c'est là que nous rencontrons une question éventuellement polémique. On nous demande pourquoi il faudrait asseoir à la même table des chercheurs scientifiques et des artistes, des écrivains et des entrepreneurs. Un individu créatif dans les sciences, dans l'entreprise, dans les arts et lettres, dans l'animation sociale peut-il légitimement incarner chaque fois la même valeur?

D'où cette question cruciale: y aurait-il quelque chose de commun entre la création substantielle - un art majeur - et la création relationnelle - un art mineur comme certains voudraient bien le dire?

Il est clair que nous avons déjà répondu à cette perplexité, en assumant la décision de réunir ces différents talents côte à côte, et en les invitant à partager leur vécu. Peut être les uns produisent-ils un savoir codifié, tandis que les autres s'appuieraient sur un savoir empirique. Les uns livrent des nouveaux procédés, biens et services, les autres du lien social, de l'immatériel. Les uns participent à l'économie de marché, les autres relèvent du secteur non marchand. Mais tous insufflent à notre société un principe vital: la capacité à se renouveler, à évoluer, à connaître l'enchantement.

Nous posons donc à ce stade un postulat: leurs formes de créativité sont bien distinctes, mais les instincts créatifs s'abreuvent à la même source. Quelque chose qui s'apparente à un horizon commun, un même désir impérieux de se dépasser et d'agrandir le patrimoine commun. Et, pour ce faire, les élans de nos créatifs doivent bien avoir quelque chose de familier entre eux.

C'est ainsi que Lagasnerie (Logique de la création, Fayard, 2011) insiste sur la convergence des courants de pensée historiquement situés: l'auteur invite à ... "faire voler en éclats la distinction entre les travaux qui porteraient sur des objets particuliers (nous disions "substantiels") et ceux qui s'efforceraient d'affronter les problèmes les plus abstraits et les plus universels (nous disions "relationnels")."

Dumézil, cité par Lagasnerie, s'était donné pour projet de montrer comment différents niveaux de la réalité sociale, politique, culturelle, etc, pouvaient être régis par une même loi, un même schéma, un principe commun. A quoi Michel Foucault fait écho dans une autre formulation: "La pensée n'est pas à rechercher seulement dans des formulations théoriques, comme celles de la philosophie ou de la science; elle peut et doit être analysée dans toutes les manières de dire, de faire, de se conduire, où l'individu se manifeste comme sujet de connaissance." On peut bien créer en substance, ou recomposer l'univers relationnel, on n'en est pas moins créatif sous autant d'aspects pour l'ensemble de ses semblables.


Maintenant, étant admise la pertinence de toutes les manifestations du génie créatif, prenons un pas de recul et posons-nous la question de la possibilité, et de la signification, d'une compénétration de ces univers mentaux.
La spécialité ou la discipline ne fait pas le créatif. Ce sont plutôt des créatifs qui, par leurs dispositions mentales, apportent à telle ou telle discipline du vent nouveau. "L'inspiration ou l'intuition ne sont ni des facultés innées, ni des qualités naturelles et inexplicables. Ce sont des attitudes et des dispositions mentales (...) Elles réclament de savoir s'émanciper et s'affranchir des frontières qui, comme les frontières institutionnelles, bloquent la libre circulation des idées et des concepts, pour se mettre à l'écoute des nouveaux possibles, des nouvelles paroles, ou des gestes inattendus qui surgissent dans les espaces autres que le sien," dit encore Lagasnerie. Par exemple, un compositeur de musique contemporaine comme Pascal Dusapin  confesse que son espace de réflexion n'est pas strictement musical, puisqu'en font partie des peintres (Soulages), des écrivains (Beckett), des philosophes (Deleuze), des critiques littéraires (Barthes), mêmes des architectes, etc.



"Les communautés créatrices (...) ont décidé d'élargir au maximum leur horizon intellectuel, de se donner à elles-mêmes d'autres interlocuteurs, de se mettre en rapport avec des individus qui appartenaient à d'autres univers et à d'autres traditions que les leurs". Ou encore : "C'est la transformation et l'hybridation, les unes au contact des autres, d'influences hétérogènes et diverses qui engendrent l'émergence de l'inédit et du singulier." Un constat partagé par des penseurs de tous bords. Michel Serres, auteur du tiers instruit, s'en saisit comme d'une idée maîtresse: "On trouve de ne pas trancher; de ne pas siéger en quelque tribunal. La critique ruine l'invention" (Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde, Le Pommier, 2009). Une conception dans laquelle se glisse avec la même conviction un François Cheng, penseur du vide médian: " S'il n'y a plus rien de nouveau sous le soleil, tout est toujours nouveau par ce qui naît entre" (Le dialogue, Desclée de Brouwer, 2002); aussi bien un Régis Debray, amoureux de l'entre-deux: "Sciences dures ou sciences molles, c'est dans leur entre-deux que la science progresse" (Eloge des frontières, Gallimard, 2010); tout autant une psychanlalyste à l'exemple de Julia Kristeva, l'étrangère comme elle aime à se considérer: "De n'appartenir à rien, l'étranger peut se sentir affilié à tout, et cette apesanteur dans l'infini des cultures et des héritages lui procure l'aisance insensée d'innover" (Etrangers à nous-mêmes, Gallimard/Folio, 2011); ou encore un romancier tel que Mathias Enard: "Sur toute l'Europe souffle le vent de l'altérité, tous ses grands hommes utilisent ce qui leur vient de l'Autre pour modifier le Soi, ... car le génie veut l'utilisation de procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant d'église et de l'harmonie" (Boussole, Actes Sud, 2015).


Mais pour rendre possible la confluence féconde de ces univers, encore faut-il disposer d'espaces interactifs appropriés. C'est Pierre Boulez qui voulait réhabiliter la forme "salon", en s'écartant de la forme "académie" qui cautionne l'entre-soi. Les associations bruxelloises sont coutumières des "tables de dialogue" pour mettre le salon au grand air. Et puis, n'oublions pas le luxe du voyage, la force du déplacement. La rencontre des univers se fait magistralement sous le regard de personnes déplacées, car le dénuement du voyage prépare les esprits au miracle de la rencontre (voir "De l'innovation", Thierry Gaudin, L'Aube, 1998; ou "Le gaucher boîteux", Michel Serres, Le Pommier, 2015). Mais ceci est une autre histoire.

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