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16/03/2017

Un témoignage de chercheur cherchant sa voie

  INTERVIEW

La question pénible, pour l'artiste autant que pour le scientifique, est celle de sa prétendue vocation. Il est vrai que l'intéressé n'aime pas trop se la poser. Mais son public est friand de récits et d'aventures personnelles, aux  accents romanesques! Au moment de vivre des épisodes cruciaux, qui n'apparaissent vraiment déterminants qu'avec le recul des années, les soubresauts d'un parcours personnel auraient tendance à être perçus comme des circonstances anodines et peut être fortuites. La vie moderne impose tellement de pouvoir se justifier en termes exclusifs de résultats que le chemin parcouru aurait tendance à ne plus être ressenti que comme un prix à payer. On en oublierait presque que le chemin est pourvoyeur d'informations et générateur d'opportunités insoupçonnées, où se dévoilent à l'improviste des bifurcations et peut être des tremplins.

La question est posée à EM, savoir s'il a pris conscience de l'intervention d'une main invisible qui aurait pu l'emmener où il ne soupçonnait pas, sans démentir jamais l'horizon ultime de ses rêves inavoués.

Avez-vous vécu de tels dévoilements au seuil de votre vie professionnelle?

"Je me rends compte de l'importance de certaines rencontres, à une époque où ma voie n'était pas encore tracée. Déjà au lycée ... par exemple, l'effet qu'avait fait sur moi cette réflexion d'un professeur d'histoire, qui faisait à ses élèves le reproche d'être passifs et indifférents à l'actualité (de mon temps, disait-elle, nous étions tous communistes ou catholiques, l'abstention était la honte!). Un autre professeur encore, qui me donnait des leçons particulières d'expression écrite et m'avait rendu extraordinairement attentif à l'insignifiant. Elle me forçait à observer ce qu'il y avait de plus banal dans mon entourage, et me torturait jusqu'à ce que je pusse me lancer dans un discours sur ... une chaussure, une corbeille à papiers, une ombre portée, ce vendeur de billets de loterie dans la rue. Cela prête à sourire, mais je sais, au fond de moi, que ces impressions laissées ont inconsciemment joué un rôle dans ma lente orientation vers les sciences du vivant, car s'édifiait en moi un rapport au réel fait de respect et d'attention bienveillante.

Plus tard, en classes préparatoires, un professeur de biologie m'a mis devant mes responsabilités de terrien avec un seul mot, soit 5 petites lettres et un silence. Il y a des sobriétés qui ébranlent ... Pour la première fois dans mes études, on cessait de me poser des questions toutes faites et on me plaçait brutalement devant le mystère. Le devoir à rédiger en quatre heures avait donc pour énoncé: "L'arbre". C'est tout. Des enseignants trop formatés nous auraient demandé: le cycle de vie d'un arbre, ou l'exploitation forestière, ou les maladies des arbres, etc. Voici que l'obligation m'était faite de devoir prendre conscience de la pertinence des questions que je devais me poser à moi-même sur la singularité de cet arbre. Pourquoi un arbre et pas ... rien? Merci aussi à ce professeur de biologie: un éveilleur.

Je saute les années, et me retrouve en fin d'études, engagé dans un projet de doctorat sur le lieu où je venais d'être diplômé. C'est le directeur de cet institut qui m'a alors ébranlé et, sans doute, réellement déniaisé. Il me reçut pour me dire brutalement, alors que j'avais été l'un de ses meilleurs étudiants, qu'il n'était pas question que je poursuive ma recherche doctorale dans l'établissement qui m'avait formé. Selon lui, je me devais de me frotter à d'autres écoles de pensée, à d'autres disciplines, et même à d'autres cultures pour revenir éventuellement à mes sujets fétiches si j'y tenais encore. J'ai appris plus tard que ça relevait de la "philosophie du détour" (voir Paul Ricoeur, François Jullien, Simon Leys et d'autres). Je dois à ce directeur éclairé d'avoir dès lors choisi l'expatriation et des ruptures fortes avec la linéarité de mon précédent cursus.

Le métier rentrant, quelles pratiques propres au processus de la recherche vous ont transformé dans votre manière d'être ou de penser?

Mon sujet de thèse a fait l'objet de discussions passionnantes, et presque philosophiques. Quand je m'immergeais trop vite dans les stratégies et les protocoles de recherche, tel ou tel parmi mes mentors de l'époque m'aidait à prendre distance et m'entrainait dans une réflexion sur la maturité d'une idée. Une chose est de s'enthousiasmer pour une idée avec la conviction qu'elle est bonne. Autre chose est de la faire vivre dans un contexte expérimental subordonné à un état de l'art incomplet. Avec le rattrapage de l'état de l'art, qui relève de l'avancée mondiale du front de la recherche, survient un jour un basculement, qui permet à cette bonne idée de devenir subitement mûre pour être mise à l'épreuve de la vérité ... mais, attention: mûre pour tout le monde en même temps. "Il n'y a rien de plus puissant qu'une idée dont le temps est venu" a pu écrire Victor Hugo, et nous savons bien que cette constatation se vérifie dans tous les domaines. J'ai ainsi appris deux choses:

-       D'une part, le fait que le chercheur n'a pas d'existence propre en dehors d'une communauté de recherche, et que tous se sont mis à la poursuite d'un petit nombre d'idées saisies conjointement à un stade de pré-maturité, mais explorées par de multiples voies parallèles. Ce parallélisme définit la compétition. On se souviendra, par exemple, de la course de lord Kitchener contre la Mission Marchand pour atteindre le cours supérieur du Nil à Fachoda, l'un sur l'axe Nord-Sud, l'autre sur l'axe Ouest-Est. En même temps, chacune de ces voies convergentes autorise la singularité du parcours et la possibilité pour le compétiteur d'une bifurcation connue de lui seul (sérendipité).

-       D'autre part, les termes de cette course à la bonne idée recommandent une combinaison subtile d'utopie et d'opportunisme. L'utopie, c'est le feu sacré, qui éclaire mais qui peut brûler. En revanche, à chaque bifurcation, c'est l'opportunisme intelligent qui prend le dessus.

C'est ainsi que mes premiers mentors n'ont cessé de me pousser à bifurquer. De la cytogénétique en sélection végétale à l'haploïdie, de la sexualité des angiospermes à la mutagénèse, de la radiobiologie à la croissance tumorale, de la réparation de l'ADN à la construction d'OGM. J'ai été amené à travailler sur du matériel végétal, puis microbien et même humain, en compagnonnage avec des équipes de recherche appartenant à des nébuleuses différentes et résolument sans frontières.

Ces prises de conscience vous ont certainement aidé à assimiler les modes de fonctionnement de la recherche, mais ma question allait plus loin. Dépassons le chercheur qui est en vous, et avouez que l'homme qui est en vous s'est peut être aussi transformé. Ce n'est pas l'homme devenu chercheur que nous questionnons, mais plutôt le chercheur rejoignant la communauté des humains avec son regard libéré.

Cette descente dans les tréfonds de notre potentiel d'humanité ne se fait que progressivement, et jamais seul devant son microscope. Elle passe par les croisements de pensées et d'expériences multiples et variées, qui amènent à développer son admiration personnelle envers la profusion de talents capables de se découvrir chemin faisant. Un chercheur qui se découvre tel est un endetté de l'esprit. Qu'en ai-je retiré au plan épistémologique? Certainement, deux choses:

- D'une part, la constatation que le siège fondamental de l'action (ce qu'on appellerait "la scène" si l'on était au théâtre) n'est pas le chercheur isolé, n'est pas davantage son laboratoire fait de composantes hétérogènes, mais se retrouve essentiellement dans le projet sans frontières. Le projet agrège des talents qui se valorisent mutuellement, d'où qu'ils viennent. Il fonctionne autour d'une idée prometteuse en fédérant des forces capables de procurer un avantage compétitif. C'est, en somme un laboratoire sans murs. Même s'il n'a pas d'existence statutaire et garantie dans le temps, il est le lieu de l'inventaire, du débat, du choc des idées, et des événements intellectuels capables d'apporter à la science des retombées multiples et rapidement appropriées. J'ai un peu connu l'aventure de la génomique, qui doit effectivement beaucoup à l'organisation de la recherche en projets internationaux.

- D'autre part, le danger des enfermements dans une spécialisation excessive. On dit couramment qu'il faut au chercheur une vision. Une vision requiert la vue la plus large possible. Je reviens à mon point de départ. J'ai eu la chance de commencer mon cursus par des études d'ingénieur. Ces études m'ont habitué à chercher des réponses à travers des disciplines très diverses, et à combiner les apports de différentes vagues technologiques pour servir l'approfondissement des connaissances dans les domaines traditionnels. Mais l'importance sociétale des travaux de la recherche n'est toujours  pas suffisamment documentée dans les cursus universitaires. Je regrette, comme scientifique, que mes maîtres académiques et leurs sociétés savantes ne m'aient pas assez introduit aux sciences humaines et sociales.
C'est par ma confrontation au réel, particulièrement à l'interface du laboratoire et des composantes de la cité, que j'ai ressenti parfois le besoin d'emprunter les regards d'anthropologues, de sociologues, d'historiens, d'éthiciens entre autres, pour contextualiser mon engagement dans ce métier.

Suggérez-vous que vous êtes amené à pratiquer la recherche différemment en étant capable d'un tel regard inclusif?

Je ne crois pas que ces recadrages avec le secours des sciences humaines m'aient directement influencé dans mes démarches scientifiques et techniques. En revanche, ils ont eu une influence déterminante sur mon langage lexical, sur ma façon de communiquer avec les autres acteurs sociaux, sur ma compréhension du rôle des déterminismes culturels dans l'exercice de la pensée rationnelle, sur la reconnaissance de la dimension de service qui incombe aussi à la recherche publique."

FIN DE L'INTERVIEW.

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